Derrière le pseudonyme Kerascoët se cachent Marie et Sébastien, deux auteurs travaillant à quatre mains.
Voici quelques années qu’ils réalisent des histoires ensemble, de Miss Pas Touche (avec Hubert au scénario) à Voyage en Satanie, en passant par Jolies Ténèbres (tous deux scénarisés par Fabien Vehlmann). Ils y explorent des graphismes innovants, dont l’apparente légèreté cache souvent un ton plus acerbe.
C’est pour parler de leur série Beauté (ed.Dupuis, en collaboration avec Hubert) que nous les avons interrogés.
Beauté revisite l’univers des contes de princesses, à travers le personnage d’une jeune femme aux traits disgracieux qui reçoit un jour le don d’apparaître belle aux yeux des autres.
À partir de ce postulat, Hubert et Kerascoët suivent le destin drôle et tragique de leur personnage.
Ils nous font le plaisir, pour illustrer l’entretien, de nous dévoiler en exclusivité les étapes de la réalisation d’une des planches du troisième tome, paru en mai 2013.
Les images qui racontent : Les règles du jeu du dessin de Beauté sont malléables: le trait noir de l’encrage apparaît et disparaît: certains éléments sont par exemple entièrement dessinés en couleurs sans traits de contours. Est-ce une manière de pouvoir laisser de la place à une peu d’instinct, et ne pas tomber dans un dessin systématique?
Sébastien: C’est tout à fait ça. Nous décidons de nous aménager des espaces de contraintes et de libertés. Par exemple, nous aurions pu décider d’utiliser la troisième couleur/valeur (en plus du noir et blanc, dans le cas de beauté c’est du vert sur les planches originales) pour mettre les ombres et travailler sur la lumière. Ce n’est pas ce que nous avons choisi et la troisième couleur/valeur est utilisée de façon totalement subjective dans l’ensemble de la composition de la planche. Parfois pour créer des arrière-plans ou avant-plans plus légers, parfois pour souligner un élément important dans une case…
Marie: Depuis le début de notre collaboration avec Sébastien, notre jeu est d’apporter de la cohérence dans nos planches alors que nous n’avons pas du tout les mêmes qualités graphiques à l’origine. L’univers graphique de cet album résulte un peu de l’envie de travailler le dessin comme un motif, un damier. Pour ce nouveau projet, j’avais envie qu’on change de direction graphique, d’aller vers un dessin plus « stylisé », une ligne plus tendue, un dessin moins « senti » que dans nos livres précédents. D’avoir des surprises graphiques effectivement, de nous chercher un nouveau vocabulaire. Travailler avec plein de contraintes, c’est une petite ruse pour continuer à jouer en dessinant.
Comme certains éléments sont entièrement dessinés à la couleur sans trait, on peut se demander comment se passe la répartition des tâches entre dessinateurs et coloriste ? Vous présentez sur votre blog des reproductions de planches originales sur lesquelles on voit l’encrage accompagné de l’aplat verts dont vous parliez plus haut. Est-ce sous cette forme que le coloriste reçoit les planches? Quelle est sa marge de manœuvre à partir de cela?
Sébastien: Nos planches originales sont en noir/blanc et vert, comme vous pouvez le voir sur notre blog. Le coloriste (qui est également le scénariste de l’histoire, Hubert), reçoit des scans avec le noir et blanc d’un côté et la partie verte de l’autre. Ensuite, c’est à lui de jouer avec ce puzzle, la seule contrainte que nous lui demandons, c’est que ces parties se détachent bien du reste. Avec Marie nous ne souhaitions pas de gamme de couleurs trop en camaïeux mais des couleurs qui tranchent les unes par rapport aux autres.

Le découpage est dense, avec quatre bandes par pages: un format de moins en moins utilisé. La première impression, en ouvrant une double-page, est qu’il s’y passe beaucoup de choses: le lecteur est, dès le premier regard dans le narratif, l’enchainement des images, le séquentiel, plutôt que poussés à la contemplation par de grandes cases. Pourtant la beauté du style, sa richesse, pourrait permettre de grands tableaux contemplatifs.
Sébastien: Comme pour Miss pas Touche que nous avons également créée avec Hubert, c’est avant tout la narration qui est très dense. Mais cela ne nous empêche pas de nous aménager des séquences plus picturales avec de grandes cases. Nous aimons que l’histoire ait une certaine densité, 46 pages ce n’est pas beaucoup pour développer une narration immersive…
Marie: J’aime dessiner, faire des illustrations, mais rien de plus ennuyeux que de faire une case au milieu des autres qui ne raconte rien. À mon sens une case qui ne servirait qu’à mon plaisir de dessinatrice serait inutile. L’histoire d’Hubert est effectivement très dense. C’est ce que nous aimons dans son travail. J’aurais même aimé faire 5 bandes: pas pour étirer, mais pour en raconter encore plus ! Faire un découpage dense ne nous empêche pas de nous amuser graphiquement. Alors aussi, un peu par esprit de contradiction, on se permet de faire des toutes petites cases avec des grands décors très chargés, et des grandes cases avec des gros plans sur des visages…

Sébastien: Nous abordons Beauté comme un récit entier, un conte, mais également comme un feuilleton, car c’est une histoire pré-publiée dans Spirou. Nous travaillons bien sûr dans une continuité mais nous nous appliquons à ce que chaque épisode soit différent du précédent pour ne pas nous répéter, que ce soit dans la narration comme le dessin et les ambiances colorées.
C’est intéressant que vous parliez d’intégrale, car depuis le début, nous avons, avec notre éditeur, le projet de faire une belle intégrale en bichromie, comme les pages originales.
Marie: C’est important pour nous d’avoir une vision d’ensemble du projet, pour que la progression puisse se traduire graphiquement. Dans Beauté, il s’agit de lieux, de personnages et d’atmosphères d’autant plus contrastés que nous avons essayé de les penser en amont.
Nous travaillons comme sur une grande histoire mais nous alternons avec d’autres projets plus ou moins ponctuels pour ne pas tomber dans une routine.

Beauté a été pré publié dans Spirou. Le format de la revue est plus petit que celui des albums, et le récit est découpé au rythme de la parution hebdomadaire. Savoir que cette prépublication existera change-t-il quelque chose pour vous, au moment de dessiner les planches?
Sébastien: Pas vraiment au moment de dessiner, c’est plus au niveau du scénario et du découpage que cela change quelque chose.
Marie: La prépublication impose surtout qu’il n’y ait pas de « coupe » au milieu d’une action. Elle a aussi imposé une mise en couleur un peu plus « mainstream » que ce qu’on voulait au départ.

Toutes les images de cet article sont copyright Kerascoët, Hubert, et les éditions Dupuis.