Transcription d’une interview de Jean Van Hamme, réalisée le vendredi 11 novembre 2016, à l’occasion de sa présence au salon du livre francophone de Beyrouth.
Vos Mémoires d’écriture sont très instructives quant à votre parcours. Mais c’est à la fois un récit décontracté et joueur. Êtes-vous un scénariste joueur ?
Oui, dans le sens où il faut faire les choses sérieusement mais ne pas se prendre trop au sérieux. C’est ce que j’essaye de faire, d’où ce ton peut-être un peu dégagé, décontracté. Je suis assez décontracté moi-même.
Est-ce que ça a toujours été le cas ? On peut imaginer que, plus jeune, débutant dans le métier, l’égo aidant, l’impression de dire des choses « importantes » dans votre écriture était plus grande.
Lorsqu’on se lance dans ce métier, que l’on n’a encore rien fait, on ne peut pas se sentir important. C’est par contre un risque à partir du moment où vous avez atteint un certain niveau de réussite. C’est à ce moment-là qu’il faut éviter de se prendre au sérieux.
Y’a-t-il eu, à un moment, un déclic qui vous a fait sentir que le succès arrivait ?
Après cinq années de vaches maigres, je suis arrivé à un moment où j’ai pu me dire « Je vais pouvoir en vivre ». Je ne demandais rien de plus. Tout le reste n’a été qu’une accumulation de cerises sur le gâteau. Ça nous a permis, au lieu de voyager sac sur le dos dans les bus, d’acheter des valises, de prendre l’avion, puis de le prendre de plus en plus loin.
Durant ces quelques années de vaches maigres, y’a-t-il eu du découragement ?
Jamais, car j’ai eu la chance, quelques mois après ma démission, de rencontrer la femme de ma vie, qui l’est toujours d’ailleurs, et qui gagnait sa vie et a pu m’aider dans le ménage. J’avais une hypothèque à payer à 14%, la pension alimentaire de mes enfants… Cela dit, j’ai aussi fait un peu n’importe quoi, à droite et à gauche, pour survivre : j’ai écrit des scénarios de téléfilms, qui ne sont pas extraordinaires, j’ai fait le nègre pour d’autres etc… Tout cela est raconté dans les Mémoires. Je n’avais pas de fortune personnelle, je n’ai pas hérité de grand-chose de mon père, mais on s’en est tiré, certainement grâce au soutien d’Huguette. Pas un seul moment je n’ai été découragé. J’avais, il faut le dire, un filet : un diplôme qui me permettait, si les choses ne marchaient pas, de reprendre mon boulot d’ingénieur commercial. Bien que cette idée ne me faisait pas plaisir.
J’ai été frappé, dans votre récit de ces premières années, par l’audace que vous aviez alors. Vous proposez à Paul Cuvelier, grande figure du journal Tintin, de lui écrire ses scénarios. Vous vous proposez également, à peine quelques temps plus tard, pour le poste de rédacteur en chef du journal Spirou. D’où venaient cette audace et cette confiance ?
Simplement le bon vieux principe du « Qui ne demande rien n’a rien ». Je n’ai jamais été timide. Au fond, qu’est-ce que vous voulez qu’il m’arrive ? Au pire on me répondrait non. Ce qui a été le cas pour Spirou, bien heureusement. Quant à Cuvelier: c’était l’époque de Barbarella. Cuvelier, qui avait un énorme talent, me disait : « J’aimerais bien faire une histoire érotique ». Je lui ai alors répondu que je pourrai lui proposer quelque chose. Il s’était lancé dans un récit du genre « Une fille et un garçon se rencontrent dans un compartiment de chemin de fer et se déshabillent mutuellement ». Je lui ai rétorqué que sur cent pages, ça serait un peu lassant. Est alors venue l’idée de la mythologie. Au fond, son but était de dessiner des nus, et la mythologie grecque, classique, convenait parfaitement : ils sont à poil tout le temps.
Puis le succès arrive, progressivement, puis de manière fulgurante. Est-ce que le fait de savoir que le nombre de vos lecteurs augmentait a changé votre manière d’écrire?
Non. Mais ma manière d’écrire s’est améliorée. Elle s’est perfectionnée. J’ai naturellement continué à apprendre mon métier. Vous abordez chaque nouvel album avec la même humilité, mais le métier finit par rentrer. Quand vous êtes apprenti chaudronnier, vos premiers chaudrons ne sont pas formidables, puis si vous avez un peu de talent, vous apprenez à faire de très beaux chaudrons. Il en va de même pour le métier de scénariste. Je n’ai donc pas essayé de changer, mais de m’améliorer.
Certains des dessinateurs de vos séries, je pense particulièrement à Grzegorz Rosinski et Phillipe Francq, se consacrent à plein temps à leur personnage. C’est pour eux une véritable aventure de vie.
Pour Philippe Francq et Largo Winch, oui, c’est certainement le cas. Moins pour Rosinski, qui a fait plusieurs autres choses.
Croyez-vous que, pour cela, ils ressentent leurs séries autrement que vous ?
Je n’en sais rien, il faudrait leur demander.
Que ce soit XII, Largo Winch ou Thorgal, vos héros sont souvent confrontés à des situations qui n’atteignent pas qu’eux, et ont des effets, plus largement, sur le monde. Vous avez pourtant aussi scénarisé des histoires à échelle d’homme : je pense notamment au Télescope. Avez-vous souvent eu envie de ce genre d’histoire, aux enjeux plus modestes ?
Oui, pour les One-Shot, qui, par définition, ne vous laissent pas le temps d’entrer dans de grandes considérations mondiales. Mais prenons une série comme Largo Winch. Le personnage est multimilliardaire : il est ipso-facto lié aux histoires du monde, puisqu’il est lié à l’économie de ce monde. XIII se limite à l’Histoire des États-Unis. C’est un pays dans lequel j’ai voyagé et travaillé, mais où je n’aimerais pas vivre. Je me suis demandé pourquoi je n’aimerais pas y vivre, et la raison est que c’est un pays formaté, névrosé… Je me suis donc permis d’égratigner les névroses américaines à travers ce personnage-là. Le fait de mêler une réalité historique avec de la fiction donne une certaine plausibilité à cette fiction. Et puis, plus simplement, j’adore l’histoire.
Vous suivez aussi l’actualité ?
Partiellement. Mais au fond, l’actualité fait partie de l’histoire. Quand le Liban a un nouveau président, et que je lis les articles qui y sont consacrés et qui font référence à un passé historique, ce que j’ai lu sur l’histoire de ce pays me revient en mémoire. Chaque étape de ce niveau d’importance est un pas historique.
On parle assez peu de l’expérience que vous avez eue dans l’édition, chez Dupuis. Quel était votre poste, plus précisément ?
J’étais « directeur », tout court, je précise. Lors du rachat par Albert Frère et Hachette, Dupuis s’est divisé en trois secteurs : l’imprimerie, les éditions de bande dessinée, et les magazines Moustique et Bonne Soirée. Très vite ce dernier secteur des magazines a été vendu ailleurs. Dupuis s’est alors retrouvé avec trois directeurs : un directeur de l’imprimerie, un directeur de l’édition, et un directeur financier qui couvrait les deux. Donc aucun n’était directeur général. Je suis alors arrivé et ai cumulé les rôles de directeur général et directeur éditorial. C’était trop. J’aurai certainement dû faire plus tôt ce que j’ai fait juste avant de démissionner : désigner un directeur éditorial qui m’aurait soulagé d’une bonne partie du travail. Voilà pour la première erreur. Seconde chose : je me suis vite rendu compte (mais je le savais déjà) que je suis un mauvais directeur. En ce sens où j’ai plein d’idées, plein de visions d’avenir, je sais très bien lancer des collaborateurs sur des projets, mais je ne sais pas contrôler. Et ça, c’est catastrophique. Pourquoi avais-je alors accepté le poste ? Parce qu’on me l’a proposé, et que j’avais envie de savoir comment les choses se passaient de l’autre côté de la barrière. Comme je n’étais pas sûr de leurs intentions, j’ai demandé un salaire très élevé qu’ils ont accepté (les deux tiers sont partis en impôts). Mais je ne m’entendais pas du tout avec le président, qui n’était que la poupée d’Albert Frère, qui l’avait mis là pour surveiller mes faits et gestes. Il y avait donc un conflit, qui venait s’ajouter à une surcharge de travail. D’autre part, j’avais l’illusion que je garderais le temps d’écrire, le soir, en rentrant à la maison. Mais c’était impossible. J’ai donc arrêté précisément au bout d’un an.
C’est durant cette période-là que la collection Aire Libre a été créée.
C’est effectivement à ce moment-là que j’ai créé la collection Aire Libre, mais qui n’a produit ses effets qu’après mon départ. Nous nous étions rendu compte qu’il fallait absolument compenser le départ des auteurs traditionnels : Roba venait de signer ailleurs, Morris était parti depuis longtemps, Peyo et Franquin n’allaient plus faire qu’un seul album. Un énorme trou dans le chiffre d’affaire se profilait à l’horizon. Il fallait se renouveler, sortir du ghetto du bac à sable et de l’unique image gros nez des séries du journal Spirou. Cela dit, Aire Libre était peut-être un peu trop différente. Il aurait fallu passer d’abord par un stade intermédiaire, ce qui a été fait par après par Phillipe Vandooren, avec des collections plus adolescentes, comme Repérages. J’ai été trop loin. Mais c’était une première brèche dans laquelle il était possible de s’engager.
Aire Libre s’est pourtant imposée comme une collection phare.
Oui, c’est une collection phare, mais vraiment trop éloignée des gros nez. Aire Libre en soit a toujours été d’une rentabilité marginale.
Vous arrêtez aujourd’hui de scénariser vos principales séries…
J’arrête totalement la bande dessinée.
Est-ce que, pourtant, le cerveau continue d’avoir le réflexe d’imaginer des scénarios ?
Oui, mais c’est désormais pour le théâtre. Mais le théâtre est plus technique, peut-être moins imaginatif. Je crois que mon muscle imagination est fatigué, ou, plus simplement, que je n’ai plus des foules d’idées. Plutôt que de développer des idées qui ne seraient pas très bonnes, je préfère lâcher avant de faire la course de trop. J’ai moins d’idées qu’avant, comme j’ai moins de mollets qu’avant, je cours moins vite etc… tout est à l’avenant !
On découvre dans vos Mémoires d’écriture que vous étiez, adolescent, grand lecteur. Sentez-vous que l’adolescent que vous étiez aurait été lecteur des histoires que l’adulte que vous êtes a écrites ?
L’adolescent que j’étais, aussi bien en littérature qu’en bande dessinée, ne se souciait pas tellement du nom des auteurs. Mais c’est vrai que mes lectures m’ont donné envie d’être un auteur. J’ai écrit de petites nouvelles à quinze ou seize ans. Ce n’était pas bon, bien entendu. Mais il y avait déjà cette envie d’inventer. Mais heureusement que j’ai suivi ces études d’ingénieur commercial. Malgré tout, cela m’a donné le temps d’acquérir une certaine maturité et l’occasion de découvrir la vraie vie, le « vrai monde où l’on s’ennuie », celui de l’entreprise. C’était une époque très différente d’aujourd’hui, qui connaissait encore de beaux moments de développement. C’était une guerre joyeuse. Il n’y avait pas tout ce côté « crise ». Tout se développait, c’était la fin des golden sixties, les trente glorieuses. Il n’y avait pas cette pression qui s’exerce maintenant sur les cadres, les burn out etc…
Vous assumez pleinement le fait d’écrire pour le grand public : dès lors, craignez-vous la surinterprétation de vos histoires ? Car vos univers, que ce soit Thorgal ou XIII, sont si riches en personnages, en situations, qu’il peut y avoir pour certains la tentation d’une lecture analytique qui sur-interprète vos intentions.
Ces séries ont effectivement parfois été sur-analysées. Il y a des bouquins entiers, ou des travaux universitaires, tout ça n’est pas bien sérieux ! Mais au fond c’est normal : tous les succès sont analysés, et c’est parfois intéressant. Les séries que vous citez ont été les plus grands succès de la bande dessinée réaliste. Il est donc normal que la question du « pourquoi » se pose. Je n’ai pas la réponse. Mais des tas de gens les analysent pour chercher cette réponse. Je lis tout cela avec étonnement. On me découvre des intentions que j’ignorais totalement, qui sont vraisemblablement inconscientes. Je vis une sorte de psychanalyse par critiques interposés. Les meilleures analyses de mes séries que j’ai lues viennent étrangement de journalistes flamands, principalement sur Thorgal, et sur le rôle des femmes dans cette série. J’ai trouvé ces travaux pertinents, intelligents. Et lorsqu’on trouve une analyse de nos séries intelligente, on se trouve intelligent (rire).
L’écriture est un travail solitaire. Mais vous avez également travaillé en collaboration, dans l’audiovisuel, pour le cinéma ou la télévision. Êtes-vous plus à l’aise en solitaire ou dans un travail d’équipe ?
Je suis plus à l’aise en solitaire. J’ai fait des essais d’écriture en collaboration dans telle ou telle circonstance. Mais ça n’a jamais marché. Pour plusieurs raisons. D’abord, les personnes avec qui je collaborais se fatiguaient plus vite que moi. J’écris souvent de longues heures de suite. Ensuite, dans l’écriture en collaboration, il n’y a pas les mêmes exigences. J’ai fait deux essais : un pour un dessin animé, qui n’était pas ma tasse de thé, et l’autre pour un projet de scénario de film. Les deux n’ont pas fonctionné. J’ai du mal à collaborer. Même si je sais qu’il y a des cas de collaborations qui fonctionnent très bien.
Ce doit être une question de tempérament. Vous aimez peut-être avoir le contrôle sur la totalité du processus.
Je suis fils unique. Je n’ai pas dû partager mes jouets. Même si je n’en avais pas beaucoup.