Depuis 2011 et sur plus de dix albums, Laurent Audouin entraîne, sur des textes d’Amélie Sarn, son personnage de Sacré Coeur aux quatre coins de Paris, où il vit des aventures extraordinaires, en prises avec des créatures fantastiques. Une série de livre illustrés frais et riches en personnages, parus aux éditions Le Petit Lézard et servis par ses dessins joueurs et foisonnants. Rencontre avec le dessinateur, pour évoquer la série et son parcours.
Quels sont les premiers livres qui vous ont marqué, enfant? Sentez-vous aujourd’hui que ces premières découvertes imprègnent encore votre imaginaire ou votre travail ?
C’est bien simple, tout mon travail d’illustrateur est basé sur les lectures qui m’ont marqué lorsque j’étais enfant ! Hergé (Tintin), Tardi (Adèle Blanc-Sec), Jules Verne … sont les 3 piliers de toute ma création ! Je dis souvent cela aux classes que je rencontre : lisez, lisez et parmi toutes les lectures dont vous vous serez abreuvés, il y a aura sûrement celle qui vous marquera à jamais ! Je pense vraiment que l’on construit son imaginaire d’adulte à partir de ses lectures entre 8 et 14 ans.
Tardi en particulier semble avoir marqué votre imaginaire: Pouvez-vous nous dire ce qui, dans son travail, soulève votre enthousiasme ?
J’ai découvert lorsque j’étais enfant, à la bibliothèque de mon quartier, le premier album d’Adèle Blanc-Sec : « Adèle et la bête »…avec ses 3 premières pages sans texte où un œuf préhistorique éclos et d’où en sort un ptérodactyle vivant ! Ces 3 premières pages m’ont scotché graphiquement… et m’ont marqué à vie ! Je ne comprenais pas ce que je lisais (les bulles arrivant à partir de la page 4) mais j’étais happé !! Amélie Sarn, l’auteure, avec laquelle je réalise les albums de « Sacré-Cœur » a été marqué tout comme moi par cette ambiance… et c’est ce qui fait notre moteur pour les « Aventures fantastiques de Sacré-Cœur »
Êtes-vous resté, aujourd’hui, grand lecteur de bande dessinée ? Y’a-t-il aujourd’hui des auteurs dont vous suivez particulièrement le travail ?
Bien sûr, je lis beaucoup de BD ! Les classiques : Blake et Mortimer, Blueberry, … mais aussi des revisites de titres en particulier, comme « L’île aux trente cercueils », illustrée par Marc Lizano.
L’idée de prendre votre passion pour le dessin au sérieux, d’en faire une activité professionnelle, s’est-elle installée petit à petit au fil de votre jeunesse/adolescence ?
J’ai toujours beaucoup dessiné mais je n’étais pas très brillant… en revanche, tous les livres qui me nourrissaient me faisaient imaginer, créer… c’est là le secret sûrement ! Au lycée, avec des amis, nous avions crée un Fanzine… c’était le début des publications finalement. Ce sont mes parents qui m’ont poussé à tenter l’aventure d’une école de dessin, à l’âge de 20 ans, alors que je végétais en faculté de sciences économiques depuis 2 ans ! Merci Papa, merci Maman !
Vous avez commencé vos études par une formation éloignée du domaine de la création. Qu’en gardez-vous, et comment s’est ensuite déroulée la transition?
A vrai dire, j’ai toujours utilisé les autres formations comme support ou prétexte à dessiner ! En faculté de Sciences Economiques, j’amusais mes amis étudiants en dessinant-caricaturant nos profs avec mes dessins projetés sur l’écran de l’amphi, à chaque début de cours !
Ensuite jeune étudiant en art, comment rêviez-vous votre carrière ? Quelles étaient vos envies pour les années qui suivraient ?
A l’école primaire, je voulais devenir Astronaute. A la fac, je voulais devenir dessinateur de presse économique… bref, des envies à géométrie variable, mais si je n’irais jamais sur la Lune, au moins je peux la dessiner dès que j’en ai envie !
Vous avez à vos début longtemps travaillé dans la presse quotidienne d’actualité : une pratique formatrice ?
Ah oui, la presse quotidienne m’a permis plusieurs choses : la gymnastique du trait et des idées ! Il faut percuter, aller vite et être rigoureux ! C’est la meilleur pratique possible, à mon sens !
Ce rapport à l’actualité et le dessin à destination d’un lectorat adulte vous manque-t-ils aujourd’hui ?
Hmm, je dirais que de plus en plus, mes albums sont destinés aux enfants, mais aussi aux adultes qui ont gardé leur jeunesse d’esprit ! Je fais non pas des albums jeunesse, mais des albums « adaptés » à la jeunesse : donc tout public !
Stylistiquement parlant, un lecteur de Sacré-Cœur serait-il étonné par vos productions d’alors ?
Peut-être pas tant que ça. On a toujours l’impression de surprendre le lecteur, d’être très innovant…mais au final, la base de dessin se reconnait bien, je pense.
Comment est née la série Sacré-Cœur ? Qui en a été l’initiateur et quelles étaient les envies declencheuses ?J’ai rencontré Amélie Sarn, lors d’un salon du livre jeunesse (à Saujon 17). J’avais déjà illustré un de ces textes pour un livre de poche (éditions Milan) mais sans la connaitre : c’était une commande d’éditeur . J’avais bien accroché à son style. Notre rencontre a permis de confronter nos envies de créations et « Sacré-Cœur » et son univers fantastique s’est tout de suite imposé : Nous avions les mêmes références littéraires !
La série est un véritable projet éditorial, puisqu’elle est, dès le début, pensée avec un concept qui se décline d’album en album. Quel rôle a joué l’éditeur dans la mise en place des fondations de la série ?L’éditeur (Stéphane Duval, éditions Petit Lézard) nous a fait confiance dès le début et nous a laissé complètement développer notre univers . Il nous a accompagnés sans jamais être intrusif ou sans mettre de pression éditoriale ! Nous travaillons mieux ainsi, je pense : libres , mais suivis quant à nos envies créatives.
Dès le premier épisode, de très nombreux protagonistes sont présentés. La période de création des personnages a du êtres assez jubilatoire.
Oh oui…nous avons pensé, imaginé tous les personnages et tous les albums à venir pendant pendant plus d’un an ! C’était une première pour moi et quelle richesse : Tout imaginer et tout distiller ensuite cela dans les albums…pour mieux surprendre le lecteur et lui permettre de se familiariser avec chaque habitant de l’immeuble !
La série avance sur des bases graphiques fixées dès le premier album : des bulles noires dans les illustrations contenant des dialogues légers qui ne prennent pas le dessus sur le texte , des pleines-pages luxuriantes alternées avec des petits dessins entrecoupant le texte. Vous sentez-vous à l’aise dans ce rapport dialoguant avec le texte ?
C’est ma patte, je pense ! Les bulles noires avec texte en blanc pour faire un peu moins « BD » et les albums à mi-chemin entre roman et BD ! Je prends le texte d’Amélie Sarn et je conçois ainsi tout le découpage et la mise en scène, en alternant passages littéraires et respiration en dessin : c’est ce qui rend le tout lisible et clair pour les plus jeunes et riche littéralement parlant pour les adultes !
Aller plus loins dans la mise en séquence des images, faire de la bande dessinée à proprement parler, vous tente-t-il aujourd’hui ?
Ah non, pas du tout ! J’adore illustrer des passages choisies et pouvoir me permettre de grandes images (pleine page) au besoin, mais je préfère garder la narration globale d’un roman ! Et la richesse d’écriture d’Améile Sarn me conforte dans ce choix.
La série assume pleinement de puiser sa source dans les clichés du genre fantastique et de la mythologie de Paris, tout en jouant un peu avec. Peut-on considérer que, vous qui habitez à Poitiers, êtes amoureux de Paris ?
Ce que j’aime surtout, c’est tous les mystères de Paris et d’ailleurs nous essayons avec Amélie d’intégrer ces faits divers dans nos aventures : « Le monstre de la Seine » et son crocodile ! « Le Yéti de l’Arc de Triomphe » et son avion qui passe sous l’Arc ! « Les loups-garous de Montparnasse » et son accident de train célèbre ! … Et comme j’adore dessiner des décors réels, Paris est une mine d’or pour moi ! Tous ces faits divers intégrés à nos histoires ne sont jamais dits ouvertement quant à leur véracité : c’est aussi ce qui enrichit la série ! Les plus jeunes y verront juste une péripétie, alors que les adultes pourront y trouver une vraie référence culturelle ou historique !La série se complexifie au fil des épisodes, notamment en terme de relations entre les personnages principaux ou avec l’apparition de personnages porteurs de valeurs fortes (je pense a Colette Saint-Sauveur, par exemple) ou en proposant des « monstres » motivés par des sentiments complexes qui provoquent de l’empathie. Pourtant, le principe de base, qui veut que Sacré-Cœur ait à faire à des créatures fantastiques chaque fois dans un lieu emblématique de Paris, reste le même : avez-vous peur que, par cette forme récurrente, la série puisse un jour s’essoufler ?
Mmmmh, je ne crois pas, car l’univers est riche et nous avons plaisir à retrouver tous les personnages de cet immeuble de « Sacré-Cœur » (du 28, rue du Chemin Vert à Paris), mais aussi à faire revenir de temps à autres certains autres locataires (comme Eugène Billotin, le chasseur de fauve)…. Et nous avons encore tant à explorer ! Ce qui nous guide, c’est le plaisir de travailler ensemble (avec Amélie Sarn, l’auteure, et Stéphane Duval, l’éditeur…et de ce côté-là, c’est toujours extra)
La série a-t-elle pris son rythme de croisière, en terme de ventes, pour continuer indéfiniment ?
Ce qui est amusant, c’est que de plus en plus, je rencontre des enfants de 5-6 ans, vraiment fans de la série…alors qu’ils ne savent pas lire ; mais, les parents, qui leur font la lecture me disant combien la lecture de ces albums est prenante ! Et je rencontre des collégiens, tout autant accroc à la série….
C’est juste génial !
Vous lancez cette année une série parallèle à Sacré-Cœur : Victor et Adélie, se déroulant trente ans plus tôt. Elle est empreinte du souffle de la Grande aventure, avec cette fois un récit à suivre d’épisode en épisode. Une envie de dessiner des décors et des atmosphères variés ?
Oui, l’envie d’être un peu plus dans l’esprit Jules Verne que Tardi… pas de monstre, mais des aventures sur les 5 continents, avec à chaque fois, un moyen de locomotion étonnant : Montgolfière, Paquebot, Train, et…) MAIS AUSSI, l’envie de retrouver les personnages récurrents de l’immeuble des « Sacré-Cœur », dans leur jeunesse et que le lecteur en apprenne encore plus sur leurs vies, leurs personnalités (Tante Finelouche, Eugène Billotin, Monsieur Droit, Mademoiselle Mulot…)
Vous dessinez dans une ligne claire aux formes joueuses, malléables. On sent qu’il y a dans votre pratique du dessin quelque chose de ludique, non seulement pour le lecteur, mais pour vous aussi.
Oui, on peut dire cela : j’aime dessiner le mouvement et la malléabilité des personnages mais tout cela dans un décor assez précis, réaliste et posé.
Avez-vous toujours envisagé le dessin en terme de « trait » ?
Oui, j’ai toujours été animé par la forme, la gestuelle de mes personnages ! Je veux leur donner du mouvement, de l’action et le dessin doit fonctionner déjà au trait, en noir, tout simplement ! La couleur devient alors un ornement simplement.
Ces formes fermées, ce trait régulier, fonctionne à merveille avec une colorisation en aplats de couleurs, et que vous réalisez en numérique. Quel est votre rapport à la couleur ? Pensez-vous vos dessins en couleur dès le début ?
La colorisation en aplat est surement un attachement à la ligne claire d’Hergé ! Je suis toutefois très attaché à l’harmonie des couleurs, avec une économie si possible de couleurs mais un apport important de nuances (mes personnages par exemple ont chacun 2 couleurs maximum, pour bien les différencier : « Sacré-Cœur » cheveux et echarpe orange, casquette et pantalon marron).
Envisagez-vous d’essayer le dessin directement sur écran, ou êtes-vous attaché aux outils papiers pour la première phase du travail ?
J’ai essayé le dessin « tout numérique », mais je suis très attaché au crayonné sur feuille et à l’encrage à la plume et encre de Chine ! J’aime ce côté « artisanal », avec par moment des ratés, des défauts qui rendent la création plus humaine. Le numérique permet le « repentir » plus facilement… Mais je préfère composer avec la contrainte du support.
Vous proposez souvent de grandes scènes avec foisonnement de personnages : lorsqu’il faut s’attaquer à ce genre de représentations panoramiques, le sentiment de plaisir et le sentiment de défi s’équillibrent-ils ?
Ahlala, finir un dessin foisonnant , c’est comme gagner un match , un combat de boxe… on done le maximum, ça ne marche pas toujours, mais quand on arrive à se surprendre, quel bonheur ! Et j’aime aussi me dire que le lecteur pourra se perdre un peu dans l’image, la fouiller, la décortiquer !
Vous animez souvent des rencontres ou ateliers avec des enfants, en classe ou en médiathèque : toujours un plaisir ?
C’est un moment que j’adore ! Transmettre le gout du livre, du dessin…essayer aussi de leur donner confiance en eux, en les faisant produire avec mon materiel (plume et encre) c’est toujours hyper enrichissant pour eux et pour moi ! Je puise aussi beaucoup d’idées dans ces rencontres, en les écoutant.
Tout dessinateur, même dans le monde de la jeunesse, n’est pas forcément dans son élément dans ce type de rencontres : avez-vous le contact facile avec les enfants ?
Pour moi, c’est juste un pur plaisir ! Cela me manquerait si je devais créer sans jamais rencontrer les élèves ! Ils sont un moteur essentiel
Vous animez également une série, « Génial ! Mon école part… », dans laquelle vous accompagnez des sorties scolaires, et retranscrivez l’expérience en albums illustrés. Comment réagissent les enfants à votre présence durant ces sorties ? Et quel regard portent-ils sur les albums ?
Justement, cette série illustre bien mon besoin de rencontrer, d’écouter les enfants ! Quand je réalise ces albums, ils ne me connaissent pas et ne savent pas le pourquoi de ma présence ! Les enseignants leur disent que je suis un accompagnateur ou un stagiaire (comme pour le tout nouveau « Génial, mon école part…en classe spéléo ») ! Mon travail consiste donc juste à écouter et noter tout ce qui se passe durant le séjour, capter le ressenti de chacun, prendre les lieux en photo et le racontant ensuite du point de vue d’un enfant. Juste du vécu, du vrai…mais c’est toujours drôle au final !Vous bricolez beaucoup, en fabriquant notamment des prototypes des machines inventées par Sacré-Cœur dans ses aventures. Cette envie d’accompagner le dessin ou l’écriture par une activité manuelle, on peut la retrouver chez deux auteurs dont j’apprécie beaucoup le travail : Thimothée de Fombelle et Phillip Pullman, tous deux très portés vers le travail du bois. Ce rapport entre travail de dessin/d’écriture et ce type de travail manuel m’interpelle, et j’aimerais vous entendre en parler.
A chaque nouvel album des « Aventures fantastiques de Sacré-Cœur », je suis amené à dessiner les machines crées par Sacré-Cœur. Et, comme j’ai besoin de concret pour créer, alors j’ai pris le parti de fabriquer chaque machine en VRAI avant de la dessiner. Je n’utilise que des matériaux de récupération, facilement reconnaissables. Cela me permet d’avoir un modèle cohérent et cela permet aussi à Amélie de mieux concrétiser le fonctionnement et l’utilisation possible dans l’histoire des machines inventées. Je prends un plaisir fou à bricoler ces inventions ! Toutes ces machines sont souvent exposées et les visiteurs sont souvent surpris (en bien) de cette démarche. J’ai de nombreux retours d’enfants qui me disent vouloir alors créer, fabriquer aussi leurs propres machines. Cela participe beaucoup à ma démarche de transmission, j’avoue.
Le site officiel de Sacré Coeur
Les images illustrant cet article sont copyright Laurent Audouin et les éditions Petit Lézard.