Première escale dans notre voyage à la redécouverte de l’illustrateur Georges Beuville (1902-1982), qui figure au panthéon de nombre de dessinateurs contemporains. Nous commençons le chemin par une rencontre avec Loïc Dauvillier, qui, au-delà de son activité dans la bande dessinée, l’animation, la musique et le spectacle vivant, a été l’éditeur d’un des rares ouvrages consacré à Georges Beuville.
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Pour ceux qui ne vous connaitraient pas, pouvez-vous présenter votre activité de scénariste et vos multiples autres casquettes ?
Je suis donc Loïc Dauvillier. Je me considère comme un raconteur d’histoire plus que comme un scénariste de bande dessinée. Je me trimballe avec une caisse à outils. Lorsque je souhaite raconter une histoire, je choisis un de mes outils à disposition. Parfois, c’est la bande dessinée (La Petite Famille, Myrmidon, Inés…), parfois l’animation TV (Monsieur Lapin), parfois le spectacle vivant (compagnie Il était une fois…), parfois la musique (Lafreux).
Certains me disent hyperactif. Je ne pense pas. J’ai juste une envie de faire et de découvrir de nouveaux outils. C’est grave docteur ?
Comment est né chez vous l’intérêt pour l’œuvre de Georges Beuville ?
Il y a quelques années, Pascal Rabaté m’a mis entre les mains l’ouvrage La Bête Mahousse de Perret, illustré par Beuville. En faisant cela, il a aiguisé ma curiosité. Quelques mois plus tard, sur un marché aux livres, je découvre L’Ile au trésor de Stevenson. Là, je me suis pris une véritable claque visuelle. De la gamme colorée à la force des compositions, sans oublier la magie du trait Beuville, c’était l’excellence. Depuis, je suis en quête des travaux de ce dessinateur.

S’il fallait caractériser son travail, comment le présenteriez-vous à un non-initié ? Quelle serait la porte d’entrée que vous conseilleriez à quelqu’un ne connaissant pas son œuvre ?
Beuville me donne la sensation qu’il dessine « sans remord ». Il y a une énergie dans ses dessins et ses toiles. Le sentiment que tout est fait d’un seul geste, d’une même énergie. Lorsque j’ai pu accéder à ses archives, j’ai compris pourquoi. Il ne corrigeait pas (ou très très peu), il recommençait son dessin jusqu’à obtenir le résultat souhaité. Dans les archives on trouve plusieurs versions d’une même illustration. Parfois, on note bien un petit détail qui change, mais le plus souvent, c’est infime. Refaire plutôt que corriger.
L’œuvre de Beuville n’est malheureusement pas facile à trouver. Les bibliophiles ont longtemps négligé ses ouvrages. Maintenant, c’est plus compliqué de trouver des pièces à un prix raisonnable (c’est encore possible). Peut-être que le meilleur moyen est de fouiller sur le web. Je pense, par exemple, au site de Li-an ou à la page Facebook « Un jour, un beuville ».

Ce que vous dites à propos de sa méthode met le doigt, je crois, sur une particularité de son travail : ses compositions sont très construites, sophistiquées, bâties, pensées pour être narratives. Et pourtant le résultat semble brut, mené d’un geste, dans une énergie instinctive. Il y aurait donc chez Beuville une première phase de construction du dessin, qui, une fois posée, serait suivie par une phase où l’énergie prime ?
Difficile d’être précis dans la réponse.
On ne peut juger qu’à partir des pièces que Beuville a souhaité conserver. De plus, il y a plusieurs périodes dans l’œuvre de Beuville. Avec le temps, un dessinateur gagne en assurance et fait évoluer son travail.
Si je me base sur ce que j’ai pu constater, il reste dans les archives des recherches de cadrage. Ils sont généralement réalisés sur de très petits formats.
On trouve aussi quelques recherches au crayon. Par exemple, pour Les disparus de Saint-Agil, il y a toute une suite concernant l’illustration d’un petit garçon assis sur un banc. Le cadre change légèrement. C’est infime. Là, on sent que Beuville a cherché un moment. Il a eu besoin de pousser son crayonné.
Ensuite, il y a la réalisation à l’encre, sur une autre feuille. Là, il est débarrassé du cadre alors il y a un engagement, une énergie sur le trait.
C’est très difficile à décrire, d’où l’importance de pouvoir présenter ces travaux dans un ouvrage ou une exposition.
Il est souvent rappelé que les dessins de Beuville ont marqué de leur empreinte bon nombre de dessinateurs contemporains. La filiation vous semble-t-elle évidente chez certains ?
Bien évidement. D’ailleurs, beaucoup le disent. Pascal Rabaté, Edith, Kokor, Catherine Meurisse, Daniel Casanave… Bretecher et Cabu avaient une admiration pour Beuville.
Il ne faut pas oublier Franquin et Hergé. Le premier a fait le déplacement en France pour rencontrer Beuville. Le deuxième l’a fait travailler dans le journal Tintin.
Il y a quelques années, il y a eu une vente aux enchères d’œuvres de Beuville. 90% des acheteurs étaient des dessinateurs et dessinatrices.
Je pense d’ailleurs que Beuville est un dessinateur pour dessinateur (c’est un comble de dire cela pour un non dessinateur).

Adaptation en bande dessinée par Georges Beuville à la demande d’Hergé, pour le journal Tintin.
(copyright Beuville)
J’aimerais si vous le voulez bien aller un peu plus loin sur cette idée : Qu’est-ce qui, selon vous, fait que le travail d’un dessinateur intéresse plutôt ses confrères que le grand public et les bibliophiles ? La question mérite d’être posée, pour Beuville, puisqu’à priori, son travail est accessible à l’œil du grand public : grande lisibilité, compositions pensées pour la narration etc… Par ailleurs, savez-vous si de son vivant, on pouvait également sentir cet intérêt de la part de ses confrères plutôt que du grand public et des bibliophiles ?
Peut-être simplement parce que nous vivons dans un monde du prémâché ?
Notre époque a une fameuse tendance à appuyer et défendre ce qui fonctionne commercialement et non à ce qui a un intérêt. Non ?
L’œuvre de Beuville n’est plus éditée…. Et en plus, il ne fera pas le buzz sur Facebook ou Instagram !
Il faut chercher pour découvrir l’œuvre de Beuville. Il faut faire un effort. Est-ce que nous sommes dans un monde curieux ? Non ! Nous sommes dans une époque de consommation.
Les dessinateurs et dessinatrices sont souvent en quête du travail des autres. Je pense que Beuville répond à des questionnements de certains illustrateurs et illustratrices d’aujourd’hui.
On parle aujourd’hui de Beuville mais quid de Trubert, de Bruller ou des couleurs de Daniel Billon ?
S’il y a un intérêt pour Bofa, c’est uniquement parce que Tardi a mis la lumière sur son œuvre et parce que Cornélius a fait un travail éditorial. Sinon, Bofa aurait le même traitement que Beuville.
Vous avez eu l’occasion de rencontrer et de travailler avec ses descendants. Pouvez-vous nous en dire plus sur les circonstances de cette collaboration ?
De 1996 à 2012, je me suis occupé des éditions Charrette. Scandalisé par la disparition des œuvres de Beuville, je me suis mis au défi de retrouver ses ayants droits afin de réaliser un ouvrage. Il m’a fallu sept années pour y parvenir.
Ce livre, je ne voulais pas le faire seul. J’ai proposé à l’ami Kokor de venir partager cette aventure. La première rencontre avec Sophie (sa petite-fille) et Anne-Marie (sa fille) était magique. Elles étaient ravies de l’idée d’un ouvrage. Plutôt que de faire cela dans notre coin, nous leur avons proposé de participer à la conception du livre, puis de l’exposition présentée à Quai des bulles.

(copyright Beuville et les éditions Charrette)
Le livre publié aux éditions Charrette est-il encore disponible ? Quelles étaient vos intentions, éditorialement parlant, lorsque vous l’avez conçu ? Quels choix, sélections, ont-ils été faits ?
Le livre n’est plus disponible dans le réseau classique. Il reste quelques exemplaires.
Nous pouvions piocher dans toute l’œuvre tant il y avait de documents. Ce n’est pas l’axe que nous avons choisi. Nous nous sommes consacrés à nos ouvrages de cœur et nous avons tenté au maximum de travailler les travaux non publiés. Cela va d’une suite au noir alors que le travail a été publié en couleur ou d’une série d’études. Tous les choix ont été fait à 4 : Sophie, Anne-Marie, Alain Kokor et moi.

(copyright Beuville et les éditions Charrette)
Vous animez une page sur les réseaux sociaux proposant des images quotidiennes de Beuville. Un travail patrimonial et de communication est-il selon vous en train d’être fait, à la hauteur de l’importance de son œuvre ?
Si j’anime une page intitulée « Un jour, un Beuville », c’est parce que j’ai envie de partager le travail de cet auteur. L’édition n’a pas de mémoire. Si on ne diffuse pas les travaux de Beuville, ils finiront par totalement disparaitre. Je vais tout faire pour que ce ne soit pas le cas.
J’ai fait le tour des éditeurs pour proposer l’édition d’un beau livre consacré à Beuville. La réponse est toujours la même « Ah Beuville ! Ce génie ! Mais combien nous allons en vendre ? »
Peut-être qu’il ne faut pas attendre les éditeurs ? Peut-être qu’il faut le faire avec nos moyens ?
Quelle est la situation, légalement parlant, des œuvres de Beuville ? Des rééditions sont-elles envisageables sans trop de soucis ? La diffusion sur le web, la possibilité par exemple, au-delà des réseaux sociaux et blogs, de compiler son travail sur un site internet définitif est-elle envisageable ?
Beuville est mort en 1981. L’œuvre n’est pas dans le domaine public. Pour la publication « Un jour, un beuville », j’ai demandé l’autorisation de publication aux ayants droits.
Pour le reste, il faut voir avec les ayants droits.

(copyright Beuville)
Au-delà de l’œuvre, vous faites-vous aujourd’hui une idée de la personne qu’était Georges Beuville ?
Avec le temps, j’ai arrêté de me faire une opinion sur un artiste en n’ayant que l’œuvre comme référence. Je suis persuadé que Georges Beuville était un homme avec un caractère bien trempé… Pour le reste, c’est à ceux qui l’ont connu d’en parler.
Lire aussi l’interview de Pascal Rabaté au sujet de Beuville
C’est diablement bien raconté ce tour d’horizon d’un dessinateur de l’ombre. En somme, comme dans l’Île au Trésor, il reste une sorte de trésor caché que je viens de découvrir. Quand on a un petit passé de marathonien, on sait faire des efforts et en faire c’est toujours payant; ici, une découverte, une sorte de dessin intellectuel qu’on ne peut aborder que par une porte étroite.