Jean-Dominic Leduc est l’une des figures majeures du journalisme, de l’analyse et de la médiation autour de la bande dessinée québécoise. Animateur du podcast Vous avez dit BD ? il revient pour nous sur son parcours et lance des pistes pour la découverte de la scène BD québécoise.
Comment en êtes-vous venu à vous passionner pour la bande dessinée ? Quelles étaient vos lectures d’enfant et comment les choses ont-elles mené à ce que vous vous professionnalisiez dans ce domaine ?
Jean-Dominic Leduc: À l’âge de 5 ans, j’ai découvert Tintin. Puis les Spirou et Gaston de Franquin : plus qu’une rencontre, une révélation. Mon amour de Franquin n’a cessé de croitre depuis. Vers l’âge de 7 ans, autre choc : la découverte du mensuel humoristique québécois CROC, et des bandes d’artistes locaux parlant le québécois, de Red Ketchup (Réal Godbout et Pierre Fournier), Jérôme Bigras (JeanPaul Eid), Gilles La Jungle (Claude Cloutier). Jamais je n’aurais cru un jour cosigner l’écriture d’un ouvrage consacré à Croc. Ensuite suivent les comics américains de super-héros. Subissant très tôt l’intimidation, je trouve refuge dans la lecture, dont la bande dessinée. Ce langage unique me fascine déjà.

Saut dans le temps, jeune vingtaine, je suis étudiant à l’école de théâtre, sans moyens pour me procurer des bandes dessinées. Puis extraordinaire coup de chance : à ma sortie, je décroche un gros contrat lucratif à la télévision, un boulot de chroniqueur dans une émission destinée aux adolescents. Un jour, le studio me téléphone pour remplacer à pieds levés un collègue pour le tournage de chroniques. La production est court d’un sujet. Comme j’ai toujours de la lecture avec moi, je propose d’enregistrer une chronique consacrée à un album du moment. C’est là que débute officieusement mon travail de chroniqueur BD. Puis les contrats de chroniques s’enchaînent (radio, télé).
En 2011, j’obtiens une chronique estivale dans le quotidien Le Journal de Montréal pour couvrir le théâtre d’été. A la fin de la saison, je propose mes services de chroniqueur BD, sans grands espoirs. Ils acceptent. J’écris pour eux depuis.
Au fil du temps, j’ai eu la chance d’être un observateur privilégié de la scène locale, de la disparition de Croc en 1995, de la fondation des éditions de La Pastèque en 1998, du collectif Mécanique Générale en 2001. J’ai évolué en même temps que la renaissance de la bande dessinée québécoise. Mon métier d’acteur et de communicateur m’a amené lentement à celui de chroniqueur et d’auteur, sans que cela n’ait été prémédité. D’ailleurs, mon tout premier contrat professionnel de théâtre en fut un ou j’avais adapté, dirigé et joué des bandes de Lewis Trondheim au Théâtre La Licorne à Montréal en 1999…
Vous avez donc navigué entre les mondes du théâtre et de la bande dessinée. Sauriez-vous mettre des mots sur ce qui caractérise et différencie les coulisses de ces deux univers ?
Si l’on fait souvent le rapprochement entre le cinéma et la bande dessinée, j’y vois d’avantage un lien avec le théâtre, dans cette idée que ces deux médiums évoquent plus qu’ils ne montrent, que la mise en page, le découpage séquentiel et les didascalies et dialogues se rapprochent de l’essence du théâtre. En France, Marc-Antoine Mathieu et François Schuiten ont notamment signé des scénographies. Au Québec, Jimmy Beaulieu a collaboré avec le Théâtre La Veillée sur un texte de Marguerites Duras, et Claude Paiement, scénariste de Memoria et La femme aux cartes postale est dramaturge. Dans le cadre d’événements à ma librairie, j’ai adapté, dirigé et joué des lectures publiques des Premiers Aviateurs et La guerre des arts de Francis Desharnais et Alexandre Fontaine Rousseau, ainsi que Whitehorse de Samuel Cantin.
Vous animez depuis plus de trois ans un podcast consacré à la bande dessinée québécoise, Vous avez dit BD ? qui propose à ce jour 34 épisodes, généralement sous la forme de longs entretiens avec des auteurs. Comment est né ce podcast ?
Du désir de m’accorder plus d’espace afin d’explorer des corpus d’auteurs. De cette passion pour le médium de la radio, que j’ai découvert au fil de mes collaborations à différentes émissions sur la radio de l’État (Radio-Canada), de l’envie de me sortir un brin de l’écriture pour mener des entretiens, de rejoindre les gens via un autre médium. Cela me rapproche de mon travail de comédien, en ce sens que fort de ma préparation en amont, je suis totalement dans l’écoute de mon invité, je dois rebondir, suivre le cours de la conversation. Aussi, de créer un balado que j’aurais aimé écouter, qui n’existait pas dans cette forme ici pour notre bande dessinée.

La bande dessinée québécoise, du moins la génération qui l’a renouvelée à partir des années 90, semble avoir d’abord suivi le chemin des revues : Croc, Titanic… Ces revues étaient-elles créées à l’initiative d’auteur ? Un fonctionnement « en groupe » et « collectif » a-t-il été nécessaire pour faire émerger une génération d’auteurs ?
Pour bien contextualiser cette question, il faut remonter à l’époque du Printemps de la Bande dessinée québécoise (1968-1979). En 1968, un groupe d’artistes fondent le groupe éphémère Chiendent. Quelques bandes expérimentales naîtront. Puis, début de la décennie 70, différents groupes de jeunes artistes se forment, des fanzines sont publiés, dont le Capitaine Kebec de Pierre Fournier, imprimé à plusieurs milliers d’exemplaires. Puis en 1974 parait un ouvrage collectif présentant les différents groupes : la BDK. Jacques Hurtubise est l’un des instigateurs. Auteur, entrepreneur, il cofonde le mensuel Croc en 1979. Puis lance en 1983 la revue Titanic, entièrement consacrée à la bande dessinée. L’aventure dure 12 numéros. Évidemment, Hurtubise et son Croc est responsable de la professionnalisation d’une génération d’auteurs, qui apprennent mois après mois leur métier, en étant bien rémunérés. La bande dessinée québécoise s’organise, et rejoint via Croc et sa large diffusion les quatre coins du Québec. Évidemment, la disparition du mensuel en 1995 jette une douche froide sur le milieu. Les espoirs d’une certaine pérennité s’évaporent. Croc fut une entreprise lucrative, innovante, structurante, qui se déclina en albums BD (Red Ketchup, Jérôme Bigras), en émissions télévisuelles et radiophoniques. S’il se fait encore de la bande dessinée au Québec, c’est en partie grâce à Croc. La revue fut d’ailleurs relancée en 2020 pour souligner son 40e anniversaire, bien que Jacques Hurtubise soit décédé en 2015.
De quoi cette génération était-elle nourrie, en termes de bande dessinée ?
Au Québec, il y eut Albert Chartier qui anima la bande mensuelle d’Onesime dans le journal rural Le bulletin des agriculteurs de 1943 à 2002. Ce fut notre âge d’or. Sinon, la production franco-belge, mais aussi américaine (strips et superheros). Cette génération a lu Pilote, HaraKiri (ce qui inspira Croc).

Peut-on considérer aujourd’hui qu’il existe, pour ce qui est de la bande dessinée, un écosystème de structures éditoriales pérennes au Québec ?
Pour la première fois de son histoire, la bande dessinée québécoise, de par la multiplicité de ses structures éditoriales, la pluralité de ses auteurs œuvrant tant ici que pour des éditeurs étrangers (américains, européens et même le manga!), l’espace qu’elle occupe dans les médias conventionnels (presse écrite, télévision, radio), sa fréquentation des musées, ses librairies spécialisées, quelques véritables succès (Paul de Michel Rabagliati, L’Agent Jean d’Alex A.), s’est enfin trouvée un point d’encrage. Pourtant, il reste beaucoup à faire. Car les aprioris sont tenaces. Beaucoup d’éducation reste à faire, vu le retard que le 9e art accuse sur ses pairs (théâtre, cinéma, télévision). Il y a tout un appareil critique à développer.
Question naïve d’étranger : Y’a-t-il une « famille d’auteurs québécois » qui, par affinités, amitié, proximité géographique ou collaborations, se démarque d’auteurs canadiens plus anglophones ? Ou la question ne se pose-t-elle pas en ces termes ?
En fait, la production canadienne anglophone (les pôles étant Montréal et Toronto, en plus de la structure Conundrum Press basée dans la province de la Nouvelle-Écosse, dont un pan de son catalogue se consacre à la traduction anglaise d’album Québécois) a longtemps évolué en parallèle de la nôtre. Des événements tels le TCAF, le Comic Jam (un rendez-vous sporadique qui eut lieu longtemps à Montréal) et depuis peu le Festival BD de Montréal (FBDM) unissent nos deux cultures. Les editions Pow Pow (fondées en 2010) ont lancé au TCAF il y a quelques années Pow Pow Press, proposant des traductions anglaises de certains titres à son catalogue. Sinon, l’éditeur montréalais Drawn & Quarterly fondé aux débuts de la décennie 90, occupe un espace prépondérant dans le milieu anglophone non seulement à Montréal (avec sa librairie ayant pignon sur rue), mais dans tout le Canada. De par son histoire et sa situation géographique, la province de Québec est une enclave francophone dans l’Amérique anglo-saxonne. Les influences européennes et américaines y convergent. Dans la francophonie québécoise, il y a principalement deux clans : des auteurs à l’approche plus classique qui œuvrent généralement pour de grands éditeurs étrangers (Dargaud, Dupuis, Marvel, DC Comics) et qui réalisent des œuvres de commande ; puis les artiste indépendants qui font de la bande dessinée en dilettante après le boulot, qui sont généralement diffusés à plus petite échelle. Cette scission est moins présente aujourd’hui qu’il y a 15 ans.
La bande dessinée québécoise s’exporte-t-elle bien dans le monde francophone notamment en Europe ? Avez-vous le sentiment qu’il y a un besoin de la présenter comme telle (une bande dessinée « québécoise ») pour qu’elle trouve sa place parmi la pléthore de sorties, notamment en France ?
Lorsque la bande dessinée québécoise n’aura plus à se définir par sa régionalité, elle aura véritablement gagné. La Pastèque y travaille depuis 1998. Autrement, Glénat France a une antenne montréalaise, Glénat Québec (fondée à la fin des années 2000), mais se garde bien de ne pas mettre la mention “Quebec” pour la diffusion Européenne. Aussi, l’ACBD (L’Association des Critiques de Bande Dessinée) a également ouvert une antenne québécoise avec un prix récompensant un album chaque année, empêchant de rivaliser avec celle Européenne. Cela marginalise et enclave notre production. Je n’ai été membre que quelques mois, furieux du comportement de certains collègues français et belges nous regardant de haut.
Question qui appelle une réponse tout à fait subjective : s’il fallait aujourd’hui proposer un aperçu, une porte d’entrée vers la production BD québécoise contemporaine, pour un lecteur non-initié, quels auteurs ou albums conseilleriez-vous ?
Outre Michel Rabagliati : Réal Godbout et Pierre Fournier et les rééditions de Red Ketchup, Jean-Paul Eid pour Jérôme Bigras (bande humoristique s’amusant et repoussant les limites du médium) ainsi que ses albums sérieux avec son scénariste Claude Paiment : Memoria et La femme aux cartes postales ; Zviane, jeune autrice autodidacte qui produit beaucoup, expérimente sans relâche ; Jimmy Beaulieu, cofondateur de Mécanique général, enseignant, chroniqueur, ancien libraire, auteur et figure de proue de l’autobiographie, grand influenceur ; Philippe Girard, romancier et bédéiste grand conteur et explorateur du médium ; Samuel Cantin et son Vil et Misérable, grand maître de l’absurde et fin dialoguiste ; Julie Rocheleau, talentueuse illustratrice qui navigue d’un genre à l’autre avec aisance ; Henriette Valium, pape de la contreculture punk qui jouit d’une reconnaissance internationale ; Pascal Girard, fin observateur et spécialiste des récits doux-amers ; Leif Tande et son Morlac, autre artiste explorant les limites du médium ; Francis Desharnais, innovant tant dans l’humour (Burquette, La guerre des arts), l’histoire (La petite Russie) ; Jacques Lamontagne (Wild West chez Dupuis), grand illustrateur classique œuvrant pour le compte d’éditeurs européens.
Le succès phénoménal de la série Paul de Michel Rabagliati est-il un cas à part au Quebec ?
Avant l’avènement de Paul, l’un des rares personnages à avoir marqué les esprits est Red Ketchup (dont une adaptation cinématographique est en cours de pré-production), ayant été la locomotive de Croc. Sinon, L’Agent Jean d’Alex A. connaît un fulgurant succès auprès du lectorat jeunesse. Lancée en 2012, elle a vendu plus que Paul (!), plusieurs centaines de millier d’exemplaires (ce qui en fait le plus grand succès se hissant au sommet des palmarès de ventes toutes catégories confondues), connait une adaptation en série animée, un balado à Radio-Canada, des produits dérivés. L’auteur a longtemps participé aux nombreux salons du livres aux quatre coins du Québec, en plus de présenter des conférences dans les écoles, tout en pondant 2-3 albums par année. Sinon, plusieurs succès d’estimes du côté des Éditions Pow Pow, dont les albums de Zviane, Michel Hellman et Samuel Cantin, qui travaille à une adaptation pour le cinéma de son album Vil et Misérable.
Vous écrivez et avez une passion pour la bande dessinée : avez-vous déjà été tenté par l’idée d’écrire un scénario ?
Bien que j’aie été courtisé (et que j’ai écrit pour le théâtre, le web et la télévision), je m’en sens bien incapable, du fait que la fréquentation des plus grand me paralyse. Déjà que mon boulot de chroniqueur, appris sur le tas et non en école de journalisme, me fait souffrir du symptôme de l’imposteur… Je préfère de loin m’intéresser à l’histoire et l’analyse de cet extraordinaire médium, de le faire découvrir en transmettant cette passion qui m’anime. C’est ce que je m’efforce de faire bien modestement comme chroniqueur, conférencier et librairie (car en 2016, j’ai ouvert avec un associé une librairie spécialisée BD à Montréal, où la bande dessinée européenne, québécoise, américaine et manga cohabitent dans un espace propice aux rencontres et aux visées éducatives. Comics will break your heart disait Jack Kirby. La bande dessinée m’a quant à elle sauvée la vie. J’y ai trouvé refuge.

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