Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault mènent depuis plus de dix ans un vaste chantier de recherche et d’écriture autour de l’histoire de Spirou. Leur travail se décline dans des ouvrages monographiques, des entretiens fleuves, des introductions d’intégrales et… dans une œuvre monumentale en trois volumes : La véritable histoire de Spirou. Rencontre avec Christelle Pissavy-Yvernault, qui a eu la gentillesse de jeter pour nous un regard sur son parcours jalonné de rencontres.

Commençons par le commencement : comment est née ta passion pour la bande dessinée ? Les classiques du catalogue Dupuis, auxquels tu consacres aujourd’hui une large partie de ton travail, étaient-ils déjà au cœur de tes goûts de jeune lectrice ?
Oh là là… On est dans les années 1970 et mes lectures, ce sont les seuls journaux qui parviennent jusqu’à moi, dans l’Auvergne profonde où j’habite – Pif, Mickey, Picsou… -, quelques albums que j’ai à la maison : « Astérix » et « Lucky Luke », en nombre, et, de façon assez isolée, Bonjour Modeste, Le Schtroumpfissime ou Les cigares du pharaon. Le catalogue Dupuis dans ses grandes largeurs est plutôt loin de moi. C’est à 11 ans que je découvre La mauvaise tête. Le choc. Je dévore tous les albums de « Spirou » qui me tombent sous la main. Second choc quand je découvre Seccotine dans Le dictateur et le champignon. Allez savoir pourquoi, cette intrépide et malicieuse aventurière, qui rivalise et surpasse les garçons carrément à la traîne, je l’aime comme une sœur ! C’est mon modèle ! Je lis aussi les Strange et Rahan de mon frère. J’adore ! C’est à 15 ans, lorsque je rencontre Bertrand, que ma culture s’amplifie et s’affine. « Bidouille et Violette », « Docteur Poche », « Gully », « Olivier Rameau », « La Ribambelle », « Buddy Longway »… Je suis sous le charme.

Sans vouloir empiéter sur un territoire privé, peux-tu nous parler plus longuement de cette rencontre avec Bertrand, en ce qu’elle a de fondateur pour le développement de ton attrait pour la bande dessinée ? Je ne peux m’empêcher, en lisant ta première réponse, de penser à l’histoire « L’île » de Cosey (je ne sais pas si tu connais ce récit), en fin de l’album Une histoire de F.L.Wright, dans laquelle deux enfants bâtissent une profonde relation humaine autour de l’amour pour la bande dessinée.
Oui, je vois ce qui te fait penser à cela. On n’en est pas loin, effectivement… Bertrand avait une bibliothèque très bien fournie, avec plusieurs milliers d’albums. Il avait déjà un goût avéré pour l’archivage de documents, magazines et autres fanzines, et chaque fois qu’il me conseillait une nouvelle série, il avait toujours plein d’anecdotes à me raconter sur ses auteurs, ou les récits eux-mêmes. C’était une façon très maline de me faire entrer dans cet univers. J’y ai sauté à pieds joints ! Chez son père, à la campagne, il y avait une monumentale armoire ancienne, très profonde, avec double rangée de bandes dessinées, et dans cette maison où nous allions nous reposer, nous étions en apnée, le nez plongé dans des séries complètes que nous lisions d’une traite… Des vacances entières à lire… « Blueberry », « Martin Milan », « Bernard Prince », « Thorgal », « La Ribambelle », « Jonathan », « Isabelle »… du premier au dernier, des orgies de lecture, comme ces deux enfants dans ce très beau récit de Cosey…

Prenons un jeune lambda (pour peu que ça existe), qui a un goût pour l’écriture et une passion pour la bande dessinée : au premier abord, le rêve, l’envie naturelle, serait pour ce jeune d’en écrire lui-même. L’envie de faire toi-même de la bande dessinée a-t-elle existé un jour ?
C’est amusant que tu parles de goût pour l’écriture car je crois que j’avais ce goût-là. Seulement, je ne me suis jamais donné les moyens. Et puis, pour faire soi-même de la bande dessinée, ou toute autre création artistique, encore faut-il avoir quelque chose à dire. Moi, j’avais plutôt besoin de me remplir. C’est pour cela que, très longtemps, les livres, j’ai préféré les lire que les faire. Au point d’être libraire pendant vingt-cinq ans. Et, curieusement, c’est au moment où j’ai commencé à écrire que je me suis progressivement détachée de la lecture. Je me nourrissais des rencontres que je faisais, des recherches que nous menions, et je trouvais cela tellement puissant que cela me suffisait. J’avais trouvé là ce qui me manquait : quelque chose à dire pour enfin écrire.
Si tu le veux bien, et avant d’aborder ton travail d’écriture autour de la bande dessinée, faisons un tour du côté de ton activité de librairie. Vingt-cinq ans en librairie, c’est un sacré paquet d’années : assez sans doute pour avoir vécu toutes sortes d’expériences. En jetant en arrière un regard sur l’état d’esprit de la libraire que tu étais à l’année 1 et celui de la libraire que tu étais à l’année 25, quel bilan en tires-tu ?

Oh là là ! Mais c’est un véritable bilan de ma vie que tu me proposes ! Libraire 25 ans années durant, c’est forcément une expérience très riche. Je dirais même que ça a été fondateur pour moi. Par choix, je n’ai travaillé que dans des librairies générales. J’étais déjà suffisamment lectrice de bandes dessinées pour ne pas m’enfermer davantage. Depuis la chaîne de magasin jusqu’à la petite librairie indépendante et militante, où je suis restée quinze ans, j’ai eu la chance d’explorer tous les profils. C’est véritablement dans ces lieux de savoir que j’ai découvert le monde, à travers des domaines et des auteurs que je n’aurais peut-être pas connus autrement. La littérature, bien sûr, mais aussi les beaux-arts, les sciences humaines… c’était un appel à la curiosité tous azimuts, une tentation permanente qui débouchait sur une gourmandise jamais rassasiée. J’ai aussi vécu de très près – et participé – à la dure loi de la présence des ouvrages en magasin. J’ai appris le pouvoir des libraires sur le succès des livres qu’ils défendent, ou pas. J’avoue m’être lancé des espèces de défis : vendre le plus possible d’exemplaires d’un coup de cœur, ou d’un auteur que j’appréciais. Quelle puissance ! Mais vendre pour vendre n’avait aucun intérêt : il fallait, en plus, que cela corresponde aux attentes de la personne en face de moi. J’ai aussi appris le rapport complexe des lecteurs avec la lecture, avec leurs livres en tant qu’objets. Ce que j’adorais, c’était amener tout doucettement des non-lecteurs à résoudre, d’une façon ou d’une autre, leur rapport au livre. Ne jamais leur énoncer cet insupportable dogme de l’obligation de lire, voire même désacraliser le livre. En ne les forçant pas, précisément, j’ai eu quelques très beaux succès. Un jeune homme, notamment, malheureux comme tout car sa maman voulait le forcer à lire les Lagarde & Michard pour le bac. À la fin de notre discussion, il m’a demandé si nous avions des San-Antonio, et il est reparti, très heureux, avec un exemplaire dans sa musette, qu’il avait tenu à payer lui-même. Et pas de Lagarde & Michard ! Face à sa mère ébahie, il avait pris en main son destin de lecteur. Et c’était pour moi une toute aussi belle réussite lorsqu’ils repartaient les mains dans les poches, libérés du poids de l’injonction parentale ou de la société… Le livre ne leur était plus une souffrance. Quelle joie ! Puis, un jour, j’ai découvert le plaisir de faire mes propres livres… ça a tout fichu par terre !
Venons-en maintenant à votre travail, à Bertrand et toi, d’écriture autour de la bande dessinée. Votre biographie, sur le site de Dupuis, mentionne que vous avez commencé par écrire pour La Lettre de Dargaud. Est-ce vous qui avez initié cette collaboration ? (Question subsidiaire : te souviens-tu de ta toute première chronique ou interview pour La Lettre ?)
Oh oui, bien sûr que je m’en souviens ! Didier Christmann fréquentait en voisin la toute première librairie où je travaillais, pas loin de Versailles. Il était directeur éditorial chez Dargaud et, un jour, du haut de mes vingt-deux ans, je me suis offert le toupet de lui proposer d’apporter notre contribution à La Lettre. Et il a dit oui, comme ça, tout de suite. Je n’avais peur de rien, hein !… Et lui non plus, d’ailleurs ! Je n’avais tellement peur de rien que notre premier article, c’était une interview de Jean Giraud. J’étais allée toute seule chez lui, comme une grande, dans son pavillon de banlieue à Chatillon… et il m’avait consacré deux heures, jouant le jeu avec une vraie générosité dans ses réponses. Il feignait de me prendre au sérieux. Délicat ! Mais ce n’était pas la première fois. Pour Hop !, on avait déjà interviewé… Albert Uderzo lui-même. Tant qu’à se faire plaisir, autant ne se priver de rien, non ? Tout ça, c’était vers 1992. Après cela, zou !, on était partis ! Mais pour rien au monde je ne voudrais relire ces péchés de jeunesse. Ils n’ont de valeur que parce qu’ils nous ont permis d’apprendre à mieux poser des questions.

Sans vouloir te forcer à relire ces interviews, te souviens-tu si tu étais, à ces débuts, plutôt une intervieweuse qui y allait à l’instinct ou qui avait au contraire tendance à sur-préparer les entretiens ?
C’est bien ça, le problème… On faisait nos gammes. Pour ces premiers entretiens, on avait une liste bien précise de questions, qui étaient par trop généralistes, et, en vingt points, on embrassait la carrière de dessinateurs qui avaient tant d’autres choses à dire… On ne leur posait surtout pas les bonnes questions, c’était maladroit à souhait… Aujourd’hui, on choisit un angle, on se documente, on s’appuie aussi sur nos connaissances, et l’attention que l’on portera à l’autre fera le reste, ou pas. C’est le même fonctionnement que pour l’écriture où, une fois qu’on a la première phrase, tout le reste coule de source. En interview, c’est pareil : passée la première question, il ne reste plus qu’à tirer sur le fil… C’est de l’improvisation absolue.
La lettre était un outil promotionnel pour des parutions récentes ou à venir. Interroger des auteurs sur des œuvres toutes fraîches et interroger des auteurs sur des faits marquants de leur passé sont-elles à tes yeux deux pratiques distinctes ?
Pas si distinctes que cela. Pour bien interroger quelqu’un sur son actualité et obtenir des réponses intéressantes, il faut avoir une vision fine de son parcours. Ces approches requièrent toutes deux les mêmes conditions de connaissance, d’écoute et de curiosité. Mais que ce soit sur l’actualité ou les faits marquants, comme tu dis, il y a une constante, qui devrait être une exigence : celle de la liberté du format. Il est bien évident que l’on ne fera jamais un livre de deux cents pages sur le dernier ouvrage d’un auteur, mais même dans ce cas-là, la liberté est cruciale. Cela laisse la place à la découverte, à la surprise… C’est comme en radio où les meilleures émissions restent celles où journaliste et invité prennent le temps de se parler vraiment. Et je sais que, aujourd’hui, c’est une de mes principales préoccupations lorsque l’on nous propose un sujet : de quel espace disposera-t-on ? De cela découle le plaisir que l’on prendra, ou pas…
Je voudrais fermer la parenthèse de ta collaboration aux magazines (Tu as donc collaboré à Hop !, Vécu, Bo Doï, DBD…) en te posant une question qui, je crois, ne mériterait pas d’être posée une fois que nous aborderons tes ouvrages de plus grande ampleur : avez-vous eu, parfois, à interroger ou à écrire sur des auteurs qui ne vous enthousiasmaient pas particulièrement ?
Non, clairement non. Il y a parfois eu des commandes, mais nous avons toujours eu envie de prendre du plaisir dans nos travaux, et donc de chercher l’angle qui, lui, serait stimulant. Je ne crois pas qu’il y ait de mauvais sujet ; il y a toujours une approche qui parvient à générer de l’enthousiasme. Soit dans le parcours, soit dans la personnalité, soit dans l’œuvre… Et puis, chercher à comprendre la personne que l’on a en face de soi, quel qu’elle soit, ça reste chouette, non ?
Vos deux premiers ouvrages (dis-moi si je me trompe) et pour lesquels vous prenez cette fois tout l’espace nécessaire pour couvrir le sujet, tournent autour de l’œuvre de Regis Loisel : un livre consacré à La Quête de l’Oiseau du Temps et un recueil d’entretiens qui revient sur l’ensemble de sa carrière.Peux-tu d’abord revenir sur la genèse de ces deux ouvrages ? Ont-ils été initiés par vous ?
Le livre sur La Quête a été une demande spéciale de Dargaud. Régis venait d’obtenir le grand prix à Angoulême, c’était en janvier 2003, et son éditeur a aussitôt eu l’ingénieuse idée de publier un ouvrage sur La Quête, et non une biographie de Loisel. Cet angle était assez rare, à l’époque. Lorsque la question s’est posée de savoir qui le ferait, Régis a proposé que ce soit nous. On se connaissait depuis bien des années déjà, et il faut croire qu’il aimait bien notre façon de faire. Et puis, il a ça pour lui, en plus du reste, il préférera toujours donner leur chance à des débutants plutôt que d’avoir affaire à de vieux briscards. Il mise sur le fait qu’ils ont alors tout à prouver, donc tout à donner. Et face à une telle confiance, il n’y avait plus qu’une chose à faire : se montrer à la hauteur. On a essayé de l’être… Quant à celui sur Peter Pan, que nous avons fait ensemble, juste Régis et moi, il s’est profilé dans la continuité de celui sur La Quête. Le sujet était intimiste, et je savais qu’un entretien en face à face, homme et femme, aboutirait à une nouvelle tonalité. Et je ne me suis pas trompée : il a vraiment joué le jeu, se posant parfois lui-même des questions… Mais Régis est dans la transmission ; toujours désireux de partager ce qu’il sait, avec une générosité très singulière. C’était du pain béni.

Leur réalisation s’est-elle étendue sur un long laps de temps, ou étaient-ce des entretiens menés intensivement dans un laps de temps court ?
Celui sur La Quête s’est fait dans un temps très court. Le livre devait être fait en trois mois, mais j’étais enceinte et je devais accoucher pile au moment du bouclage. C’était un projet tellement excitant que je ne me suis guère posé la question de savoir si je serai capable de mener de front une grossesse gémellaire et la réalisation d’un livre ! Je me souviens que les entretiens ont eu lieu à Rennes vers la fin du mois d’avril ; les magnolias étaient en fleurs, superbes, et moi j’avais le ventre d’une femme enceinte de huit mois, alors que je n’en étais qu’au sixième… Quels souvenirs ! Je priais simplement chaque soir pour ne pas accoucher le lendemain… Nos enfants m’ont fait le cadeau d’attendre que le travail soit terminé pour venir au monde, et j’ai achevé les dernières relectures à la maternité… Pour le livre sur Peter Pan, les entretiens se sont déroulés sur deux ou trois séances de deux jours. J’ai le souvenir précis de l’une d’elle, à Rennes : nous étions debouts, accoudés côte à côte à un plan de travail haut – c’était dans les locaux de Granit -, et nous avons parlé cinq heures d’affilées. Du tac au tac, intensément concentrés, ici et maintenant. Après cela, nous étions épuisés comme peuvent l’être des coureurs de fonds.
Lorsqu’on interroge aussi longuement un auteur, est-ce que la question se pose de savoir, parmi les informations glanées, les questions posées, lesquelles sont susceptibles d’intéresser le lecteur, et lesquelles ont un intérêt dans le flot de votre dialogue mais n’ont pas leur place dans le livre ?
Naturellement ! Mais l’on part toujours du principe que nous sommes comme les lecteurs, et si cela nous intéresse, il est probable que cela intéresse d’autres personnes. Donc nous sommes assez décontractés avec ça. En entretien, on se fait d’abord plaisir. Il est plus que nécessaire de ne pas perdre de vue que l’on construit un récit et que cela va être lu. Il faut donc avoir à l’esprit la structure du texte, son rythme, et ne jamais hésiter à couper des longueurs ou les répétitions. Ne pas perdre le lecteur, et encore moins l’ennuyer. Un livre d’entretien, c’est un énorme patchwork, et notre principal souci est de rendre les coutures invisibles. Ça, c’est l’objectif, et le chemin pour atteindre ce graal est long et plein de doutes… Tout cela, nous l’avons appris au moment du premier volume de La véritable histoire de Spirou. José-Louis Bocquet était notre éditeur et lorsqu’il nous a fait part de ses remarques sur notre texte, il n’a pas hésité, avec toute la délicatesse dont il est capable et s’excusant régulièrement, à nous dire que, « là, ce passage est trop long, il faut couper. Et ici, ce que dit Machin, on s’en fiche, Untel l’a déjà dit plus haut. Et ça, pourquoi est-ce que ça n’est pas vous qui le dites ? Pourquoi vous vous cachez derrière les témoins ? » Aujourd’hui, nous lui en sommes reconnaissants et on en rit de bon cœur avec lui. Mais les livres se suivent et ne se ressemblent pas. Autant il y a eu beaucoup de coutures avec Lambil, autant l’entretien avec Philippe Frank est retranscrit quasiment à la virgule près. Et là, on a réalisé un de mes vieux rêves : restituer une conversation ininterrompue, qui commence à la première page et s’achève à la dernière. Simplement lui et nous, à bâton rompu.
Tu évoquais la naissance de tes enfants. Petite question qui peut sembler anecdotique, mais qui rejoint mes questionnements de jeune père (j’ai une fille de 2 ans et demi) : tout enfant est amené à côtoyer des livres, à en aimer : mais sens-tu, d’une manière ou d’une autre, que tes enfants ont eu à expérimenter le rapport aux livres d’une manière différente parce que tes métiers en sont particulièrement chargés ?
D’abord, je vais te contredire : tous les enfants ne sont pas amenés à côtoyer des livres, et ils ne sont en rien obligés de les aimer. Mon expérience de libraire associée à celle de l’écriture m’a forcément influencé. Je leur ai lu les livres de Claude Ponti quand ils avaient trois mois – pour son formidable travail sur les sonorités ; je leur apprenais à recoller les pages déchirées plutôt que les gronder ; j’ai hardiment veillé à ce qu’ils aient sous les yeux les meilleurs auteurs de littérature jeunesse ; et quand ils avaient 5 ans, nous avons fait des livres ensemble : je transcrivais l’histoire qu’ils me racontaient, je la séquençais, ils l’illustraient (illu intérieures, couverture, page de titre, etc.), puis je la reliais. C’était gai. Plus tard, je pratiquais le conseil passif : j’avais remarqué qu’il suffisait que je pose un livre à portée de ma fille pour que, curieuse en diable, elle l’ouvre et le lise… Tout cela est né de ce que j’ai appris en librairie. Et finalement, l’une lit et l’autre pas. Il n’y a donc pas de règle en la matière. Quant à ce que notre travail d’écriture peut avoir comme impact sur leur rapport aux livres… Depuis toujours, ils ont assisté à nos échanges sur nos projets, suivi au jour le jour nos découvertes pour La véritable histoire de Spirou ; ils participent à certaines rencontres avec des amis dessinateurs… C’est une chance, bien évidemment, car cela démystifie leur rapport au livre tout en leur en montrant son aspect le plus fascinant. Tout cela a renforcé chez eux l’idée que les livres peuvent faire partie du quotidien, et quand ils doivent réaliser des exposés ou des rapports de stage, ils ont bien compris que notre expérience est un atout…

Voici maintenant de longues années que tu collabores avec les éditions Dupuis. Peux-tu nous raconter comment cette collaboration est née ? Quel était ton premier texte pour Dupuis ?
Notre premier texte pour Dupuis était ce pavé de deux kilos sur Yvan Delporte, que nous avons sorti en 2009. Une entrée par la grande porte, grâce à Fred Jannin. Nous l’avons rencontré au tout début de notre travail sur Yvan Delporte. À l’origine, le livre devait paraître chez DBD et aurait pris la forme d’un livre de soixante pages, essentiellement axé sur Le trombone illustré. Et puis, arrivés chez Fred Jannin, qui était le fils spirituel de Delporte et qui a collaboré au Trombone, il nous a convaincu d’étendre notre sujet à Yvan lui-même. Quelle bonne idée ! N’ayons peur de rien, faisons-le ! Cela n’intéressait plus DBD, et Loisel nous a proposé de l’éditer au sein de sa petite structure, Granit. Entre-temps, en 2006 je crois, Sergio Honorez, le vieux complice de Jannin, est devenu directeur éditorial de Dupuis ; Fred a joué les entremetteurs et a achevé de le convaincre de la nécessité que ce livre soit publié chez Dupuis, et nulle part ailleurs. C’était d’une évidence ! Ainsi faisions-nous nos premiers pas à Marcinelle.

Vous réalisez-là un livre à propos d’une figure majeure d’une maison d’édition. Comment définirais-tu la nature de votre collaboration avec la dite-maison ? Sens-tu qu’un tel livre, à propos d’Yvan Delporte, aurait été différent si vous l’aviez fait pour une autre maison d’édition que Dupuis ?
Différent, je ne saurais pas le dire… En fait, lorsque nous avons travaillé sur ce livre-là, avec Dupuis, nous n’avions pas encore trouvé nos marques et nous avancions à notre rythme. Ce que l’on appelle aujourd’hui le patrimoine n’existait pas encore. Le démarrage de ce concept est né en 2009, avec la sortie du premier volume de l’intégrale « Gil Jourdan », et notre livre sur Yvan est paru la même année. Pour Dupuis, la portée de notre travail était sans doute aussi abstraite qu’elle l’était pour nous. Sergio et José-Louis Bocquet savaient qu’il fallait l’éditer, mais qu’en faire, ils ne le savaient pas très bien. Ce n’est que lorsque nous avons remis le texte à Sergio Honorez que cela a changé quelque chose. Cela avait remué beaucoup de choses en lui. Elle est véritablement là, la différence entre Dupuis, éditeur de ce livre, et un autre : dans cette vénérable maison, nous avions pour interlocuteurs des personnes qui avaient connu et aimé Yvan, et c’est un peu leur histoire que nous racontions. Cela change tout. Pour la sortie du livre, en septembre 2009, une journée presse avait été organisée au CBBD. Nous étions une dizaine à déjeuner, dont Rosy, Jannin… et c’est ce jour-là que, à la fin du déjeuner, Sergio, qui était assis en face de moi, s’est renfoncé dans sa chaise, m’a regardée et a dit, pensif : « Bon, maintenant, sur quoi on va vous mettre… » Nous n’avions jamais envisagé qu’il pourrait y avoir une suite à cette aventure, et avec ces quelques mots, il ouvrait-là la boîte à idée. Quinze jours plus tard, nous avions trouvé le concept de La véritable histoire de Spirou, et Sergio nous disait de foncer.

Lorsque vous vous lancez dans le travail sur La véritable histoire de Spirou, étiez-vous conscient, dès le début, de vous aventurer dans la réalisation d’un travail titanesque, ou le projet a-t-il pris de l’ampleur au fur et à mesure ?
Non, nous ne savons évidemment pas dans quel engrenage nous mettions les doigts… Avec toute la candeur que nous avions à l’époque, nous pensions raconter l’histoire de Spirou et des éditions Dupuis en un volume de 200 pages. Mais comment pouvions-nous imaginer l’ampleur de ce que nous allions découvrir ? C’est progressivement, en tirant le fil des informations que nous recueillions, que nous nous sommes aperçu que le projet était hors normes. Il y avait la découverte de ces personnages inconnus de tous et qui, l’apprenait-on au fur et à mesure, avaient des parcours extraordinaires, Jean Doisy en tête. Il y a eu le mystère Davine, la découverte du théâtre du Farfadet, l’histoire des éditions Dupuis pendant la guerre, il y a eu la rencontre avec les petits-enfants de Jean Dupuis, qui nous ont raconté avec passion l’histoire de leur famille, il y a eu aussi l’exploration des archives de chacun… L’histoire s’écrivait sous nos yeux au jour le jour… Je crois que c’est après un an de travail que nous avons dit à Sergio que nous serions sans doute à l’étroit en un seul volume. Il nous en a proposé trois : le premier devait couvrir la période 1937- 1950, puis 1951-1968 et enfin 1969-2013. C’est seulement lorsque nous avons livré le texte à Philippe Ghielmetti, notre graphiste, qu’il nous a dit : « Hé, les cocos, vous avez vu que vous m’avez donné un texte pour un livre de cinq cents pages ? Moi j’en ai trois cents, hein… » L’effroi ! Mais… mais… mais… couper dans le texte ? Noooon, de grâce !!!! Et Sergio a dit : « On garde tout. Revoyons la répartition des époques selon les tomes. » Sergio Honorez, on lui doit tout cela.

Tu évoques la réaction de Ghielmetti à la réception de votre manuscrit. L’apport du graphiste vient-il toujours en fin de travail ou a-t-il d’une certaine manière une place dans votre tête lors de l’élaboration des textes ?
Les deux façons de faire existent. De façon classique, le graphiste intervient souvent en bout de course : on lui remet le texte, les documents, et il joue la partition de son choix avec tout cela. Seulement, avec Philippe Ghielmetti, avec qui nous travaillons depuis presque dix ans, on ne fonctionne plus comme cela depuis longtemps. Il a pris une place prépondérante dans notre travail. Il a une telle vision, un tel sens narratif et une expérience vertigineuse que, depuis quelques années déjà, au début de chaque projet, nous en parlons ensemble. « Voilà notre projet, Philippe. Tu vois les choses comment, toi ? » Et c’est à partir de cette discussion que nous bâtissons notre texte, que nous lui donnons sa forme. Et chaque fois qu’il nous envoie une couverture, un habillage ou une maquette, c’est toujours pour nous un grand moment : quelle couleur aura-t-il donné ? C’est Noël avant l’heure. Une émotion intense, vraiment, mais non pas parce que le projet prend forme, mais bien pour ce qu’il en aura fait. L’alternance du texte avec les images, la façon dont l’un et l’autre se répondent, le rythme, la fluidité… C’est à ce moment-là que le livre nait vraiment. Et nous sommes tellement admiratifs de son travail que même lors de l’écriture, j’ai en tête qu’il faudra essayer que notre texte soit à la hauteur de ce qu’il en fera. On en est loin, mais cela reste une saine stimulation. Ghielmetti est vraiment le troisième larron dans notre affaire. On ne dira jamais assez ce que notre travail lui doit.
Comment définirais-tu, plus précisément, l’apport des graphistes dans des ouvrages aussi denses ?
Mais il est central ! Tout comme le dessinateur, le graphiste est celui qui va donner envie aux lecteurs d’ouvrir nos livres. C’est comme un gâteau : s’il a l’air appétissant, vous avez déjà convaincu tout le monde qu’il est réussi. Prenons La véritable histoire de Spirou : il est évident que sa couverture conçue par Ghielmetti a marqué les esprits. Un Spirou à calot rouge sur fond rouge ! Et avec ce dessin de Jijé, d’après la bouille de son fils Benoît, mais on n’avait qu’une seule envie : le prendre dans nos bras et lui faire plein de bisous ! D’emblée il installait un rapport affectif très fort. Et la construction des pages intérieures, certains partis-pris graphiques, le dialogue des images, l’habillage, tout cela était exactement en harmonie avec le sujet et finement pensé. Il a élevé notre travail bien plus haut qu’il ne l’est. Enfin, de toutes façons, Ghielmetti réussit tout ce qu’il fait… J’ai vite appris avec lui qu’il avait toujours raison… Il suffit de regarder ce qu’il a fait sur L’art de Roba ; un livre comme celui-là, il ne nous en avait jamais fait. Face au volume du texte, qui était le double de la commande, il a changé le projet et imaginé cette alternance de chapitres et de cahiers graphiques. Les images de Roba explosent, et notre texte n’est jamais barbant à l’œil alors que son contenu est vraiment dense et pourrait paraître indigeste… Il l’est parfois, d’ailleurs, mais en tout cas, au premier abord, ça ne se sent pas. Quand on a tout donné sur un livre, et quel que soit le résultat, on n’a vraiment pas envie de le voir cochonner au moment de sa mise en pages. C’est elle qui va nous faire croire que l’on a fait un super boulot. Dépouillés de leurs habits, nos textes sont largement moins sexy. Dernièrement, nous avons travaillé avec Philippe Poirier, et lorsque cet autre excellent graphiste nous a envoyé la maquette, quel bonheur ! Avant, rien ne distinguait notre texte ; après, il était lui et aucun autre. Lorsque l’on écrit, on a toujours en tête la question de ce que cela deviendra entre les mains du graphiste. Et être en confiance est essentiel : texte et maquette sont étroitement liés, et il est important que cela fasse couple.
D’Yvan Delporte, rédacteur en chef à La véritable histoire de Spirou, sens-tu qu’une certaine méthode de travail s’est installée ?
Nécessairement, oui. J’ose l’avouer, notre méthode avec Yvan était assez brouillonne et certainement pas assez solide. Avec La véritable histoire de Spirou, nous nous sommes assez rapidement retrouvés avec, entre nos quatre mains, une matière phénoménale, et nous n’avions pas d’autre choix que de structurer nos archives, organiser les informations que nous collections. C’est même à partir de là que nous avons mis en place la base même de notre méthode en entamant la réalisation d’une chronologie très détaillée, dans laquelle nous entrons toutes les informations qui nous semblent importantes. C’est un document que nous n’avons jamais cessé d’alimenter depuis lors et qui doit représenter entre six cents et huit cents pages. On peut même dire que c’est l’élément central de notre travail car tout nouveau projet démarre nécessairement par la création d’une chronologie spécifique. Cet axe est la colonne vertébrale de chacun de nos récits, celui qui nous permet de nous perdre dans toutes les digressions possibles tout en étant certains de ne jamais nous égarer. Le fil du temps est le chemin à suivre, et libre à nous de nous arrêter en cours de route pour ramasser des violettes.
Question subsidiaire : Comment le travail se répartit-il entre Bertrand et toi ?
Naturellement. Nous avons l’un et l’autre des caractères et des tendances très différentes, qui nous ont amenés très rapidement à trouver nos marques. Lui est très concret, avec une mémoire phénoménale, tandis que moi je serais davantage dans l’abstrait, les impressions ou l’émotion. Ce qui fait que nous sommes plutôt complémentaires. Quant à l’écriture, nous écrivons très différemment l’un de l’autre, et nous travaillons davantage en couches successives qu’en écriture simultanée. Mais celui qui commence l’écriture la finalise habituellement à 95 %. Excepté pour La véritable histoire de Spirou, où le travail est d’envergure. Je commence le premier jet, et pour conserver l’énergie dans les idées et les enchaînements, je ne reste jamais une heure sur une partie qui coince, je passe à la suite. Quand il reçoit le texte, il voit très clairement les passages où je n’étais pas inspirée, et il prend mon relai. Il peaufine, il complète… Préfaces, Véritable histoire de Spirou ou livres d’entretiens, ce sont chaque fois des exercices différents, et la répartition de nos rôles s’adapte tout naturellement.

Vous avez interrogé comme tu le dis plus haut des dizaines et des dizaines de personnes, que ce soit pour publier des interviews ou pour récolter leur témoignage, matière première de vos livres. Vous avez dû avoir à faire à des types de relations, de réaction et d’attitude très différentes face au micro.
Oui, chaque rencontre est une expérience nouvelle. On n’interroge pas de la même manière Yvan Delporte et Philippe Francq, tu l’imagines bien. D’abord parce qu’ils ne réagissent pas de la même manière face à la question, mais aussi parce que la relation que nous avons avec eux est forcément de nature différente. Et on ne peut pas négliger ce dernier point. Il est même crucial dans la qualité de l’entretien. La confiance est plus que nécessaire, mais aussi, j’en suis sûre, l’estime. On ne peut pas interroger bien ou répondre bien à quelqu’un que l’on ne considère pas. On doit réellement entrer en relation avec l’autre pour accueillir sa parole et lui permettre de s’exprimer, ce qui ne veut pas dire que l’on y arrive toujours… Mais c’est d’autant plus important lorsque, comme moi, on n’a pas envie de rester seulement dans les faits ou la technique. J’aime lorsque l’on dépasse cette frontière, que l’autre se livre sincèrement. Il ne s’agit pas qu’il se répande en confidences impudiques, mais simplement découvrir son rapport à la création, au métier, à son parcours… Ca n’est réussi que lorsque l’on parvient à un certain degré de sincérité. Le plus difficile, et le plus formateur a véritablement été Yvan. Difficile car il jouait de notre jeunesse, de son statut, affichait une mauvaise fois éhontée : « Mais est-ce que je vais encore devoir répondre à cette question que l’on m’a déjà posée mille fois ?… ». Ah la fripouille ! Il fallait un certain aplomb pour lui tenir tête. En cela, c’était formateur… Et puis, on a observé que l’homme se métamorphosait dès lors que j’étais seule avec lui. Sa voix était plus caressante, il me posait mille questions… Il entrait dans une relation de charme, dans laquelle je me suis faufilée. Nos derniers entretiens étaient en face à face, lui et moi, et là, je me suis permis quelques audaces, et il n’esquivait rien, tout en restant très pudique. Et ses réponses étaient belles. J’en garde des souvenirs très grâcieux. Malgré tout, je n’ai qu’un seul regret : avoir été trop jeune pour l’affronter. Combien de fois j’ai imaginé ce que donneraient nos entretiens s’ils avaient lieu aujourd’hui… Tout à l’heure, je te disais que lire des livres me remplissaient jusqu’à ce que je les écrive moi-même. Et c’est bien parce que ces entretiens avec des personnalités fortes, parfois hors normes, débouchaient souvent sur des leçons de vie magnifiques. J’ai appris intensément de chacun d’entre eux, je me suis construite en partie à leur contact, et bien souvent me reviennent en mémoire certaines formules ou principes qu’ils appliquaient à eux-mêmes. D’Yvan, j’ai retenu celle-ci : « Quand c’est bien, il faut le dire. » C’est simple, mais dans le contexte très intime où il m’a dit cela, vingt ans après, j’en ai encore les larmes aux yeux. C’était le bilan d’un homme âgé, qui avait appris cela en en payant le prix fort. Il m’a bouleversée, vraiment. Je suis tout aussi émue lorsque je pense à la façon dont Lambil nous a confié ses regrets, sa tristesse… Je me souviens l’avoir appelé en cours d’écriture, la gorge un peu serrée, pour le remercier de sa sincérité ; c’était le plus beau cadeau qu’il pouvait nous faire. Oui, je sais, c’est un peu nunuche…
Ne sens-tu pas que l’ouvrage que tu lui consacres, la parole que tu lui donnes, est également « le plus beau cadeau » qu’on pouvait lui faire ? Formulé autrement : quelle place a, dans ta motivation à mener un entretien, le fait de ressentir que l’échange a de l’importance pour l’auteur interrogé ? Quelle part de toi travaille « pour » offrir cela à l’auteur interrogé ?
Euh… là tu me coinces… en fait, je ne me place jamais de ce point de vue-là. On n’a rien à apporter à un homme comme Lambil ; on n’a qu’à être à la hauteur de ce qu’il nous donne, à lui rendre sa confiance, sa bonne humeur, sa tendresse… Il nous fait l’immense cadeau de se confier, et c’est à nous de ne pas le trahir, de rester fidèle à sa pensée, à ce qu’il est. On n’a que des devoirs. Le devoir aussi de laisser percevoir aux lecteurs quel homme il est, dans toute sa vérité. Et si, en retour, il peut trouver dans notre relation un quelconque plaisir, une satisfaction, c’est un double bonheur pour nous : professionnel et intime. Mais la vérité des moments que nous avons passés ensemble ne sera jamais que notre perception, qui est née au fil de nos rencontres très particulières. Quand il débute l’entretien ainsi : « Je viens de fêter mes 80 ans et j’ai l’impression d’avoir raté ma vie », on ne peut pas prendre cela à la légère. Il dit une réelle souffrance et tout le but de nos entretiens aura été de chercher à comprendre pourquoi cette douleur. On est dans l’intime le plus absolu. On doit véritablement la reconnaissance de ce que toutes ces personnalités que l’on a rencontrées nous ont offert. Nous, on n’est rien. Pour ma part, en tous cas, c’est à leur contact seulement que je deviens quelqu’un.
Travailles-tu dans un lieu particulier ? Ton « atelier d’écriture » se trouve-t-il dans ta maison et a-t-il une importance particulière ? Ou es-tu plutôt une auteure nomade ?
Nomade, ça oui, on peut dire que je le suis… j’adapte chaque fois mon espace de travail à mon quotidien ou à l’endroit où je me trouve. J’ai la chance de pouvoir fermer les écoutilles et me couper très facilement de mon environnement. Je n’entends vraiment plus rien. D’ailleurs, il faut éviter de me poser des questions dans ces moments-là car je réponds n’importe quoi sans même m’en rendre compte… J’ai travaillé dans des lieux très différents, depuis la chambre d’hôpital jusqu’au café, par exemple, où j’ai écrit une bonne partie de L’art de Roba. À la maison, tout un temps, j’ai travaillé dans la bibliothèque, à l’étage. Mais c’était loin de tout, et surtout de mes enfants, alors j’ai installé mes dossiers et mon ordinateur sur la table de la salle à manger. Je pouvais profiter d’eux tout en travaillant. Depuis quelques mois, je me suis installée un nouvel espace dans la première partie de la bibliothèque. Bertrand travaille dans l’autre et seul un rideau nous sépare. J’ai la chance d’avoir un travail varié, qui implique de la réflexion, des tâches mécaniques et de la lecture. Donc selon l’endroit où je suis, je privilégie l’une ou l’autre : la bibliothèque, le salon, le jardin, le café, le train…

Rétrospectivement, en revenant sur tes différents ouvrages, as-tu le sentiment qu’un « style Pissavy-Yvernault » caractérise vos différents ouvrages ? Que ce soit dans le ton ou dans le type de choix effectués ? Saurais-tu mettre des mots là-dessus ?
Euh… un « style Pissavy-Yvernault » ?! Comme tu y vas… Je sais qu’une constante dans notre travail est d’en faire toujours plus que ce que l’on nous demande. Depuis toujours. Déjà, dans La lettre de Dargaud, on ne savait pas faire des entretiens de moins de deux pages. Le livre sur Yvan n’était au départ qu’un livre de soixante pages. Idem pour La quête de l’oiseau du temps, où on est passé de cent à deux cents pages… La véritable histoire reste quand même notre coup de maître : sept cents pages pour raconter dix-huit ans d’histoire, alors que nous devions en raconter soixante-quinze en trois cents… Donc, oui, notre marque, plus que notre style, serait celui-là : avoir le goût de raconter une histoire dans le détail, d’apporter chaque fois des éléments nouveaux et donner de la chair à toutes ces personnes dont nous racontons des morceaux de vie… et tout cela demande du temps et de l’espace.
Comment gères-tu (ne serait-ce qu’entre toi et toi-même) le fait que tu vas probablement continuer à recevoir des informations inédites concernant les sujets que tu traites, après publication des ouvrages ? Je pose la question parce que ce type d’ouvrages, qui sont des références et traitent du patrimoine, ont vocation à continuer à être lus sur la durée.
La question s’est résolue naturellement car, si tu regardes bien, La véritable histoire de Spirou n’est rien d’autre que le prolongement naturel de notre travail sur Delporte, et toutes les préfaces ou livres d’entretiens que nous pouvons écrire nous ramènent toujours au même sujet : l’histoire du Journal de Spirou. C’est peut-être bien cela qui a fait la différence entre être publié chez Dupuis ou ailleurs : ici, nous sommes dans une suite logique, et quel que soit le sujet que nous abordons, nous ne faisons que tourner autour du même axe : Spirou, partout, toujours ! Et chaque nouvelle publication n’est jamais vraiment une répétition des précédentes car elle aborde chaque fois la question sous un autre angle, qui répond à sa propre logique, et enrichie de nos dernières découvertes. C’est bien la somme de tous nos travaux qui racontent l’histoire de façon complète et détaillée.

Dupuis est investi dans un travail patrimonial d’ampleur (Intégrales, livres d’entretiens, monographies, rééditions commentées). Peux-tu nous donner une idée, à ton échelle, de la réception de ces ouvrages auprès du public ?
Je suis toujours étonnée de découvrir la résonnance de ce travail auprès les lecteurs ou même des auteurs de bande dessinée. C’est quelque chose qui nous dépasse. Avec José-Louis Bocquet et Sergio Honorez, – et avec Stéphane Beaujean maintenant -, nous faisons les livres que nous avons envie de voir dans nos bibliothèques. Devenus adultes, nous sommes tous très curieux de de comprendre comment cet art s’est construit puis développé, comment les métiers de scénaristes, dessinateurs et éditeurs ont évolué. Et notre questionnement rejoint vraisemblablement celui de certains lecteurs. Ils sont peu nombreux, mais ils sont fidèles et attachés à cette connaissance. Il y a quelque temps, j’ai fait la connaissance sur Facebook d’un lecteur de Madrid, passionné par la bande dessinée classique, et qui apprend le français pour mieux comprendre les préfaces et autres livres sur la bande dessinée. C’est merveilleux, non ? Il y a aussi ceux qui s’inquiètent de notre tendance à ne pas faire paraître la suite de La véritable histoire de Spirou et qui nous disent combien ils ont hâte… Il y a ceux qui envoient des messages d’encouragement, de soutien, parfois si chargés d’émotion qu’ils en sont bouleversants, désarmants, et l’on se dit que, rien que pour eux, on va le faire. Leur énergie nous porte à un degré qu’ils ne soupçonnent sans doute pas.
Vous travaillez actuellement, Bertrand et toi, au troisième volume de La véritable histoire de Spirou. Est-il trop tôt pour te demander si un autre projet d’ampleur est déjà prévu pour la suite ?
Ne nous tente pas, de grâce ! Nous avons mille envies ! Chaque discussion, chaque rencontre peut faire naître une idée, forcément géniale et terriblement excitante, qui aboutirait à un livre que l’on n’aurait jamais fait, une nouvelle approche pour dire autre chose… Des idées, on peut en avoir trois à la semaine, et certaines sont déjà acceptées… mais La véritable histoire de Spirou est et doit rester notre priorité. Je l’ai promis.

T’es-tu déjà fait la réflexion qu’en traitant essentiellement du patrimoine (notamment de Dupuis), tu ne vas quasiment parler que de parcours d’auteurs masculins ? As-tu déjà longuement interrogé une auteure femme ?
Non, cela ne s’est jamais présenté. Et ta question pose clairement la problématique qu’il peut y avoir entre deux personnes de sexes opposés. Mais comme ici il s’agit d’une relation basée sur la curiosité et non sur le charme, tu l’imagines bien, je ne suis pas certaine que cela modifierait quoi que ce soit, avec une femme. J’ai deux amies illustratrices, et lorsque je parle de leur métier avec elles, mon questionnement est le même. L’identification est peut-être même une notion supplémentaire, qui apporte une compréhension plus immédiate. Lorsque l’on parle de la manière que nous avons, par exemple, de mener de front nos rôles de mères et nos métiers, on se comprend à demi-mots. C’est d’une intimité et d’une universalité absolue. On doit affronter la question du choix qu’aucun homme n’aura jamais à affronter, et c’est un supplice. Mes amies ont toutes deux très joliment réussi leurs carrières, avec un nombre de livres incroyable à leur actif, mais à quel prix ! L’une a mené de front une double vie, travaillant aussi la nuit pour être disponible à ses enfants le jour, la seconde réussissant à s’immerger dans son travail, dessinant sept jours sur sept, avec des nuits blanches à la clé elle aussi… Les deux positions ne sont pas confortables, et ni l’une ni l’autre n’a véritablement eu le choix. Il y a deux livres magnifiques qui abordent le sujet de la création et de la maternité, La virevolte, un roman de Nancy Huston, et Le petit prince cannibale, un récit autobiographique de Françoise Lefèvre. Le second, j’aurais pu l’écrire ; pas aussi bien, mais j’aurais pu… Et c’est peut-être bien ce sujet-là que je pourrais développer si j’avais en face de moi une femme. D’ailleurs, rien que d’en parler, cela me donne des envies…
Je voudrais terminer en te demandant si tu as le sentiment que mener tous ces ouvrages t’ont changée ? Je sais que la question est large. Mais y’a-t-il quelque chose que tu en tires, qui désormais te constitue, et que seul ce métier pouvait t’amener ?
Changée, non. Enrichie, oui. Il y a un principe philosophique qui dit que nous sommes la somme de toutes les personnes que nous avons rencontrées et aimées. Mais, en réalité, les questions que je pose aux auteurs, ce sont souvent celles que je me pose et pour lesquelles je suis en quête d’une réponse. Et j’ai l’immense chance de pouvoir trouver des pistes de réflexions auprès d’hommes qui sont tout sauf ordinaires. J’apprends de chacun d’eux, et je sais précisément ce que je dois à chacun. Vraiment. Certains de leurs propos résonnent souvent à mes oreilles… Nous parlons beaucoup, depuis le début, des personnes que nous avons rencontrées physiquement, mais ce que nous avons découvert sur des hommes comme Jean Dupuis ou Jean Doisy, moi, cela me fascine. Quelle force les habitait ! De quelle intégrité ils ont fait preuve ! Quelle tenue morale ! Pour moi, ce sont des modèles. Donc, oui, j’ai appris la vie à leur contact à tous, j’ai découvert le monde, mais surtout, j’ai trouvé un sens à mon travail.
Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault sur le site de Dupuis
Commander les ouvrages de Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault: