Entre animation et bande dessinée, Benoît Feroumont, auteur de la série Le Royaume, revient pour nous sur l’ensemble de son parcours.
(Retranscription d’une conversation orale)
Bonjour Benoît. Tu me parles de ton atelier ?
Benoît Féroumont : Oui, je suis en train de préparer une exposition à la maison sous forme de portes ouvertes. J’ai lu l’interview que tu as fait avec Pierre Bailly.
Oui, je suis très attaché à sa série Ludo.
Pierre est un très vieil ami, on a grandi ensemble à Marche en Famenne, petite ville de Belgique. On a été très proches dans notre adolescence et toujours aujourd’hui, même si nous vivons plus loin l’un de l’autre. Mon fils, qui a maintenant dix-neuf ans, était lorsqu’il était plus jeune un grand fan de Ludo. Lorsqu’on lui a annoncé que ça s’arrêtait, il avait alors neuf ans, il en a pleuré.
À propos de Pierre Bailly, je voyais sur ta chaine Youtube que tu as posté l’épisode pilote de la série animée Petit Poilu. Es-tu impliqué dans la série ?
J’y ai participé, oui. Pierre était venu il y a des années me demander comment réagir face aux producteurs en cas d’adaptation en dessine animé. Comment protéger son œuvre. Comment faire pour participer, ou pas. Quels compromis accepter quand on faisait un dessin animé, il y avait des envies de réaliser une série autour de Petit Poilu. Lorsque le projet est devenu plus concret, j’ai réalisé le premier épisode. Par contre je n’ai pas poursuivi l’aventure. On me l’a proposé mais j’avais plein d’autres choses en cours. Devenir réalisateur de Petit Poilu aurait été un travail d’un an et demi ou deux ans. Cela dit Pierre s’est très bien débrouillé. Il est aujourd’hui co-réalisateur, et il le fait très bien. J’essaye régulièrement de mettre des projets en production et je dois avouer que lorsque je le vois travailler, je l’envie un peu d’être plongé dans ses story-boards. C’est un autre métier que la bande dessinée et j’aime beaucoup ce que je fais. Mais souvent la réalisation me manque.

Puisqu’on parle d’amitiés de longues dates, je te propose que nous retournions à l’enfance. J’imagines que comme beaucoup, tu as beaucoup lu de bande dessinée. Mais certaines lectures ont-elles été particulièrement fondatrices de ton envie de dessiner ?
Un album fondateur pour moi est Le Sortilège de Maltrochu de Peyo. Il me faisait rire à chaque fois. À un moment, Pirlouit est transformé en chien et les Schtroumpfs sont autour de lui et un magicien très sérieux rigole de la situation. Et je me souviens d’avoir ris comme un bossu la première fois que j’ai lu cette scène. Et je riais à nouveau chaque fois. Plus largement, la bande dessinée faisait partie de notre vie familiale. Mon père était un fan de Blueberry. On était quatre enfants et mes parents nous avaient abonnés au magazine Tintin. Par contre, chez mes grands-parents où on allait passer nos vacances et nos étés et nos Noëls, il y avait les grands recueils de Spirou. Il y avait donc d’un côté tout l’univers de Spirou, qu’on lisait en vacances lorsqu’on s’ennuyait et de l’autre Tintin qu’on recevait toutes les semaines à la maison.

C’est drôle qu’il y ait cette séparation : chaque revue pour une maison.
Je pense qu’ils s’étaient convenus, ils s’étaient répartis les choses. Je connaissais les couleurs et les numéros des recueils Spirou par cœur. Je savais ce que j’allais trouver dans le 361 couverture tranche rouge. On était une famille classique qui lisait de la bande dessinée, et il y en avait pour tous les âges. Dès le début, on m’a toujours encouragé à dessiner. J’ai trouvé l’acte plaisant et agréable. C’était valorisé dans ma famille.
Tes parents étaient dans des domaines de création ?
Mon grand-père paternel était médecin mais mon grand-père maternel était un ancien graveur sur bois. Il est ensuite devenu professeur de graphisme publicitaire dans un établissement très particulier puisque c’était l’école Don Bosco. C’est une école tournée vers la jeunesse défavorisée. Il y avait donc un rapport à l’art ou plutôt à l’artisanat. Il valorisait beaucoup les artisans. Et les auteurs de bande dessinées étaient des artisans. Un peu moins maintenant, mais à cette époque-là, les auteurs de BD ne se positionnaient pas en tant qu’artistes, pas même en tant qu’auteurs. Ils étaient « dessinateurs de BD ».
Te souviens-tu de l’âge où la pratique de la BD a pris de l’importance pour toi ?
Vers l’âge de douze ans, il y a eu Cabu, qui dessinait à la télévision, en direct, et j’adorais redessiner ses personnages. Il se dessinait lui-même sous la forme d’un grand personnage avec une coiffe très identifiable et des yeux en point. Le grand Duduche. Mais c’est peut-être devenu une passion quant à un moment donné j’ai eu un déclic graphique avec Carlos Gimenez, qui lui dessinait les pupilles dans les yeux. J’ai commencé à l’imiter, et ça a pris une tournure sérieuse. Je me souviens avoir fait un dessin inspiré par Gimenez sur un tableau Velleda qu’on avait à la maison. Et tout le monde s’était extasié. Cet épisode m’a donné le sentiment que ce qu’on peut faire avec le dessin, ces regards avec des pupilles, est assez puissant. C’est un déclic dont je me souviens. Ensuite, autant mes parents que mes copains à l’école ont toujours valorisé mes dessins. Lorsque j’ai grandi, j’étais dans un club de jeux de rôles et je faisais des petits dessins pour décorer le petit local que la commune nous prêtait. J’ai aussi pris des cours de dessin. Le dessin m’a toujours beaucoup occupé. Il me sortait de l’ennui. C’était aussi un refuge.
C’était une activité que tu partageais avec d’autres ? Tu parlais de Pierre Bailly. Vous dessiniez ensemble ?
Oui, il y avait deux dessinateurs à Marche en Famenne qui faisaient des petites affiches. On était les deux ados à qui on demandait de faire les affiches des soirées ou pour le club de gym. Mais à côté de ça c’était une activité assez solitaire. Je dessinais pour les autres, mais je n’avais pas tant que ça de copains dessinateurs. Même avec Pierre, ce n’était pas forcément le dessin qui nous unissait. Ce qui nous unissait, c’était une notamment une émission de radio qu’on animait ensemble, des sorties, le scoutisme. Je n’étais pas un garçon asocial. Je prenais la parole volontiers, j’étais extraverti, plutôt joyeux. Mais l’acte de dessiner, de m’assoir, d’être seul avec mon papier, de créer une sorte d’univers autour de moi, une sorte de bulle, me plaisait. On était une fratrie de quatre : deux frères ainés, une petite sœur. Ça peut parfois être un peu rude. Le dessin était une bulle qui m’appartient, qui était respectée.
Peut-on dire deux mots de cette émission radio que tu animais avec Pierre Bailly ?
C’était formidable. Une grande époque. J’avais quinze ans, Pierre quatorze. L’aventure a duré deux ans. Ça se passait sur une station radio amateure des années 80. Il y avait un gars qui s’occupait de parler de bande dessinée, mais qui n’avait plus le temps de le faire. Il m’avait téléphoné pour me demander si ça m’intéressait. J’en ai parlé à Pierre que je connaissais des scouts pour lui proposer qu’on le fasse ensemble. Il a dit oui. L’idée était de parler, pendant une heure, de bande dessinée. On recevait des bandes dessinées gratuites à la station de radio. On est devenu copains avec le libraire du coin. C’était une belle période. Puis à un moment, la station s’est un peu professionnalisée, les enjeux commerciaux et publicitaires sont entrés dans l’affaire. Et ils ont fait une grosse erreur, qui était de nous confier une heure de très grande écoute : le vendredi soir. On est devenu des trublions, faisant des émissions complètement folles dans lesquelles on interviewait le Marsupilami qui répondait « Houba Houba ». Il faut ajouter à ça qu’on nous avait demandé d’arrêter de mettre nos disques, et de ne choisir que dans ceux à disposition dans les studios de la station. On se débrouillait pour aller trouver dans ce choix des groupes alternatifs. C’était moi qui m’occupais principalement de la technique : j’étais celui qui changeait les disques. Or un jour, Pierre était seul à l’antenne et il ne savait pas comment mettre les disques. Pendant une heure, il a remis en boucle la même face d’un disque. Cela dit, on était devenu super populaires. Dans des bals du samedi soir, les gens nous reconnaissaient et nous interpellaient : « C’est vous les deux couillons du vendredi soir ? ». Puis est arrivé ce qui devait arriver : on a été virés. On nous a dit : « On en a marre de vos bricolages ». C’était une période de franche rigolade.
L’émission avait un nom ?
Oui, BéDébile ! L’atmosphère était vraiment celle de deux adolescents à qui on confie des micros. On ne se rendait pas compte de ce qu’on faisait.
Le fait de faire des études de bande dessinée était une évidence ? Ou y’a-t-il eu hésitation ?
Il y a eu hésitation. Mes deux frères ainés m’avaient servi d’exemples. J’avais compris que mes parents avaient une certaine influence sur le choix des études. Inquiets, comme tous les parents, ils faisaient une sorte de réunion, environ six mois avant le choix des études, sur le ton de : « On a réfléchi, ce serait peut-être bien pour toi que tu fasses ceci ou cela ». J’étais donc parti pour aller à Liège dans une école de marketing dirigé vers le monde de la publicité. Jusqu’à ce qu’un copain, m’interrogeant sur mes études me demande, innocemment, si j’étais sûr de mon choix. Je ne l’étais pas. Ce sentiment a grandi en moi et j’ai annoncé à mes parents que j’irai dans cette école (c’était l’école Saint-Luc), mais que j’optai pour une autre spécialisation : l’illustration et la bande dessinée. J’avais alors dix-huit ans, j’étais très jeune. Je connaissais un peu la ville, j’y avais de la famille. Je savais par ailleurs que la section bande dessinée proposais seize heures de cours de croquis de modèle vivant par semaine. C’est vraiment énorme, et c’est un rythme quotidien. Tout le monde, mon grand-père compris, disait que pour apprendre à dessiner, il faut faire du modèle vivant. Je me disais que dès lors que j’ai un crayon à la main et du papier, je serais heureux. J’étais tellement décidé que mes parents n’ont pas eu le choix. Il n’y avait pas d’examen d’entrée et me voilà donc inscrit dans cette école, qui m’a tout de suite très bien convenu. J’étais entouré de copains très doués. Avoir des voisins de table talentueux est la meilleure école, au-delà-même de l’enseignement et des enseignants. C’est ce que je souhaite à tous les étudiants d’art. Une émulsion s’installe, doublée d’amitiés.
J’étais entouré d’une bande de copains qui étaient assez potaches et pourtant très talentueux. Nous nous amusions beaucoup pendant les cours et en dehors. Il y’a avait une bonne émulation entre nous, pas mal d’impertinences. Je me rappelle qu’il y avait des tendances et des groupes a l’intérieur des élèves. Il y’a avait des gens qui adoraient faire des illustrations mignonnes pour enfants, des expérimentateurs qui mélangeaient du sable avec des couleurs… Il y avait les continuateurs de l’école Franco-Belge. Cela dit c’était aussi l’époque où les premières bande dessinées japonaises étaient apparues en Europe et notamment Akira. Il y avait aussi Foligatto de Nicolas de Crecy. Des albums qui changeaient la donne. Il y avait des groupes, à Saint-Luc : ceux qui étaient sensibles aux propositions japonaises, ceux qui étaient plutôt d’influence américaine, avec l’apparition des récits de Frank Miller, puis ceux qui étaient plutôt portés vers l’Héroïc Fantasy et enfin ceux qui étaient enthousiasmés par cette nouvelle voie qui s’ouvrait dans la bande dessinée francophone, plus artistique, et qui a donné l’Association puis Fremion, Amok. Il y avait un éclatement des genres de la bande dessinée.
Au milieu de tout ça, tu étais une éponge ?
Complètement une éponge, oui. J’étais très fan d’Akira. Les éditions de l’époque sont encore là dans mon atelier. J’étais fasciné par le découpage cinématographique d’Otomo, les effets de flou, les lignes de vitesse. Je me souviens que quand on essayait de reproduire ces procédés à l’école, on nous disait systématiquement « Tu fais comme les japonais ! ». J’avais la culture japonaise dans le sang, par les dessins animés de l’époque Dorothée. Retrouver cet esprit dans de la bande dessinée me plaisait beaucoup. Plus tard, il y a eu la découverte des films de Miyazaki. Le festival d’animation de Bruxelles avait fait une rétrospective : quatre films étaient projetés. Je les ai tous vus. J’ai reconnu parmi eux un film que j’avais vu vers l’âge de quinze ans sur la chaine italienne Rai, qui découpait les longs métrages en plusieurs parties pour en faire des épisodes de 26 minutes. Ces images sont restées gravées dans ma mémoire. C’était donc un choc, au festival de Bruxelles, de recontextualiser ça. C’était Nausicaa. Graphiquement, il y avait là quelque chose de très troublant, pour quelqu’un d’habitué à la tradition franco-belge. C’était étonnant dans tous les aspects, jusqu’aux créations de personnages, comme ces bonshommes avec de grosses moustaches.

Ton dessin était-il perméable à toutes ces découvertes ? Allais-tu dans tous les sens, graphiquement ?
J’étais sous l’influence de Moebius, mais aussi d’Andréas. Deux virtuoses dont j’adorais le romantisme. J’étais, et je suis encore très sentimental. Rork, le personnage d’Andréas aux longs cheveux blancs dans le vent me faisait rêver. J’aimais beaucoup les grands mystérieux comme Corto Maltese, étant incapable d’en être un moi-même. Dans les bars et sur les plages, ce sont toujours eux qui partent avec les filles, après avoir sorti leur guitare et leur exemplaire tout plié de Camus. Moi j’étais plutôt un rigolo. Mais quand je dessinais, j’avais ce côté romantique. J’étais très premier degré, et je le suis d’ailleurs toujours. J’ai compris plus tard que j’étais meilleur pour faire des choses drôles que des choses romantiques et sentimentales.
Tu termines tes études d’illustration avant de passer à une formation en animation. Je suis enseignant aux Beaux-Arts de Beyrouth, et j’assiste depuis quelques années à une attractivité plus grande qu’exerce la spécialisation en animation, au détriment de l’illustration. L’animation apparaît aux jeunes étudiants comme une formation plus professionnalisante. La question se posait-elle en ces termes à ton époque ?
Non. Parce qu’a l’époque le box-office n’avait pas été complètement dominé par les animations, comme ça peut être le cas aujourd’hui. Souvent aujourd’hui, les cinq premiers films du box-office contiennent d’une manière ou d’une autre beaucoup d’animation : que ce soient des films animés ou des films dont la post production est largement animée. La grande vague de Pixar n’était pas encore passée par là. Je me souviens avoir vu Qui veut la peau de Roger Rabbit quand j’étais à Saint-Luc : l’animation était encore faite avec des cellophanes, d’une manière très laborieuse. La légende qu’on se répétait était que pour aboutir à un résultat correct, il fallait une équipe nombreuse et talentueuse comme seul Disney ou certains japonais pouvaient en avoir. C’était encore l’époque de Tex Avery, Tom et Jerry et des séries japonaises bas de gamme à la Capitaine Flamme. La reconnaissance et le développement de l’industrie de l’animation n’est venue qu’ensuite. Mais ce qui me plaisait dans l’animation, c’est que les dessins bougeaient, et j’avais ressenti cet attrait pour le mouvement à l’âge de 14 ans dans une ASBL à Liège, « Camera-Etc » qui proposait de petites formations d’été pour la jeunesse. J’y avais fait un stage d’animation avec un cousin. J’avais un ami qui avait une caméra 8mm, et on suite à ce stage, on avait réalisé de petits films image par image, avec de petites voitures découpées. J’avais compris la puissance de l’image en mouvement. Mais techniquement, pour filmer et développer les films, il fallait un matériel coûteux.
Aujourd’hui, faire un film d’animation est relativement simple. Sur mon iPad, j’ai une application d’animation très performante qui permet d’aller au bout d’un film. C’est un métier qui aujourd’hui a effectivement énormément de débouchées. C’est financièrement rassurant. Si on est doué, il est possible d’aller aux États-Unis pour y travailler cinq ou six ans. Ça ne dure généralement pas très longtemps, par contre. C’est un métier de jeunes, sauf si on parvient à devenir réalisateur ou producteur.
J’avais dix-neuf ans lorsque j’ai fait le choix des études d’animation. J’avais déjà vécu l’expérience de montrer mon portfolio d’illustrateur à des éditeurs. Ça avait été une catastrophe puisque je n’étais pas encore au point pour être édité. Poursuivre des études me paraissait donc naturel et l’animation m’a parue être une bonne corde à ajouter à mon arc. Je voyais des dessinateurs qui étaient passés par l’animation et qui, revenant à la BD, avaient acquis un sens du mouvement particulier. J’avais envie de ce savoir-faire. Mais ce n’était pas simple, pour plusieurs raisons. Il fallait aller à Bruxelles : c’est une ville plus grande, c’est la capitale. Il fallait louer un appartement. Mes parents, qui ne croulaient pas sous l’or, estimaient d’ailleurs qu’après trois ans d’études il fallait, si je voulais aller plus loin, que je puisse participer aux frais. C’était la Cambre et il y avait un concours d’entrée, que j’ai passé. Et j’ai alors découvert un lieu qui était bien différent de Saint-Luc. Saint-Luc était assez scolaire et, jeune, ça me convenait très bien. Il y avait des exercices, des dates de rendus, des techniques à appliquer : c’était structuré et ça nous structurait. C’étaient aussi pour moi des années très festives, entouré d’amis. La philosophie de l’école de La Cambre, elle, était une sorte de suite logique du Bauhaus. Ça reposait sur une manière de voir l’art qui était très intellectuelle, avec des théories qui me passaient totalement au-dessus de l’esprit. Je me suis un peu renfermé sur moi-même, ce qui m’a donné l’occasion de travailler comme un fou. S’il y a bien une chose qu’on ne peut pas éviter en animation, c’est le travail acharné.
La nouveauté devait aussi être de travailler en équipe.
Le travail d’équipe est venu plus tard. À la Cambre, le travail est resté assez solitaire. On nous demandait à chacun de faire son film. Le matériel était fourni : des pellicules gratuites, des caméras, des tables de travail. J’ai là aussi eu la chance de tomber sur des camarades de classes qui ont permis une grande émulation. On se souvient de nous comme d’une certaine génération. Beaucoup sont devenus réalisateurs avec des carrières très différentes. Mais j’ai eu autour de moi des gens de grande valeur. On a tous commencé à sortir des films dans les festivals et à récolter des prix. On est tous restés très copains. Mais il y avait aussi l’envie de faire mieux que le voisin.
Quels étaient alors tes goûts de spectateur de films d’animations ? Disney était encore le studio omniprésent : quel était ton rapport à leurs films ?
J’ai un rapport assez particulier à Disney. Enfant, j’aimais bien sûr les films Disney mais je n’étais pas dans l’adoration. Ce qui me rendait fou, et que j’adore toujours passionnément, c’est Tom et Jerry. J’ai toujours été un fan total de cette série. Je crois d’ailleurs que l’influence de ces deux personnages-là est toujours présente pour moi aujourd’hui. Je ne m’en rendais pas tout à fait compte lorsque j’étais à la Cambre : l’atmosphère qui y régnait me poussait à vouloir m’ouvrir à une certaine culture, une certaine littérature. Il y a aussi eu le festival d’animation de Bruxelles qui m’a ouvert l’esprit. Mais globalement, j’étais très porté vers le populaire, le cartoon, le classicisme des studios, alors qu’à mes côtés se trouvaient des gens qui au contraire cherchaient à poser le futur de l’animation, qui versaient dans l’expérimental, proposaient des graphismes originaux ou très particuliers, qui parlaient de leurs vies intimes et qui y arrivaient d’ailleurs très bien. De mon côté, j’avais envie de raconter des histoires qui fassent rire les gens. J’avais fait un travail sur Chaplin, je revendiquais son influence et celle de Buster Keaton. Je travaillais donc parfois sans dialogues.
J’étais dans cette mouvance de gags à la con, de râteaux qui vous reviennent au visage. J’ai découvert le livre de Preston Blair, Cartoon animation, qui est restée ma bible pendant très longtemps. J’étais obsédé par la clarté des situations et l’action. Je recherchais le mouvement, les entrées de champ, les sorties de champ. Je trouvais insupportable les séances de cinéma ou de courts métrages où on ne comprenait rien. J’en voulais beaucoup aux réalisateurs lorsque c’était le cas. Il nous arrivait d’avoir des grands débats avec mes copains de classe et je disais toujours : « Non, vous ne pouvez pas faire un film ou une bande dessinée ou la sensation prime sur le sens ». J’en revenais à la clarté de mes Peyo, Roba et Franquin, tout en essayant d’insuffler là-dedans de l’originalité. D’autres estimaient que tout ça était fini, que les codes devaient être cassés. Ils voulaient être des peintres, or pour moi un peintre expose, il ne publie pas. Dans ce débat, j’étais clairement du côté de la narration. Il me semblait que toute l’émotion peut passer par là. Graphiquement, je faisais feu de tout bois pour peu que ça puisse m’aider à raconter. J’étais incapable d’expérimenter.
Évidemment j’étais jeune et un peu intransigeant. Et j’avais horreur des poses d’artistes snobs de certaines personnes que je rencontrais à cette époque. J’aimais le dessin et la narration. C’était ma voie. Je ne comprenais rien à la peinture, à l’abstraction. Depuis les années ont bien passées. Je me suis intéressé à l’art contemporain, à la littérature. Et on peut dire que je suis gourmand de toute forme d’art. Tout cela me nourrit.
Et assez récemment, je me suis mis à expérimenter graphiquement. Tenter des choses. J’ai travaillé sur des très grands formats, chez moi. J’ai découvert un peu par hasard une vidéo qui expliquait une vieille technique de « méditation pour artiste ». Maintenant je pratique cela avec une certaine régularité. Cela s’est importé dans certains de mes travaux comme récemment à travers une série d’illustrations personnelles.
J’ai un album du Royaume sous les yeux : dans tes pages, pas un personnage n’est neutre : il y a de l’intention dans les mouvements, les expressions, du moindre personnage, qu’il soit central dans ce qui se joue dans la scène ou non. D’après toi, qu’est-ce que cette manière de faire sur-jouer les acteurs permet, et qu’est-ce qu’elle ne permet pas ?
Je dois d’abord dire que je fais ça par goût et parce que ça m’amuse, même en tant que lecteur. Je pense à Hergé qui, à contrario, a créé un visage neutre, avec deux ou trois expressions : ça permet au lecteur de s’approprier le personnage et s’invente dedans une complexité. Je ne donne pour ma part pas la possibilité au lecteur de faire ça. Je lui impose ma proposition. Je lui demande de me faire confiance. Je lui fais aussi confiance pour qu’il regarde les visages et les gestuelles correctement pour comprendre l’histoire pleinement. Tout participe au récit : le corps, l’expression. C’est un héritage de l’animation. Ce n’est pas la norme en bande dessinée, où on a l’habitude de considérer que le lecteur doit avoir une marge d’interprétation. Lorsqu’on est réalisateur, on demande au spectateur de pratiquer « la suspension volontaire d’incrédulité ». Un terme génial qui veut dire qu’ils acceptent comme étant naturels des codes tels que la coupe, dans le montage et qu’ils font confiance à la narration et donc au réalisateur pour les emmener où il veut. Je me comporte un peu en réalisateur lorsque je fais de la BD : je demande la complicité du lecteur. Il y a des gens qui détestent ça et qui détestent mon travail pour cette raison-là. Je comprends. Je sais que je me prive d’un certain lectorat qui aime quelque chose de plus calme, de plus posé et faire acte d’imagination. Mais il me semble que dans mon approche, lorsqu’une longueur d’onde est trouvée avec le lecteur, il y a beaucoup de plaisir. En particulier pour les enfants.
En tant que lecteur, tu restes sensible aux deux approches ?
Oui, je suis sensible aux deux. Même si je reste un lecteur très classique pour ce qui est de la bande dessinée. Je reste sensible au bel ouvrage, au beau dessin ; je ne sais pas comment le dire autrement. Il y a parfois de très beaux récits qui n’arrivent pas à m’accrocher parce que le dessin n’est pas au rendez-vous. J’ai des grands débats avec ma fille, qui a aujourd’hui 22 ans, et qui me conseille certains albums qui ne me touchent pas pour cette raison. Je passe probablement à côté de quelque chose et il m’arrive de le regretter. Je confesse que cette vue sur les choses m’éloigne un peu de la lecture de bande dessinée, au profit de la peinture ou de la littérature. Je culpabilise d’en lire moins. Alors que j’en fais. J’ai parfois des velléités d’être un « grand dessinateur ». Je me dis : « je vais faire un beau dessin ». Mais je me retrouve toujours à m’inventer des histoires pour qu’un récit vienne les cadrer.
Je reprends le fil chronologique : tu es étudiant en animation et commence à gagner des prix avec des courts métrages. Quelles envies de carrière cela te donne-t-il ?
J’ai été surpris par l’animation. J’y étais allé comme je te l’avais dit pour mettre entre mes mains un savoir-faire supplémentaire et complémentaire. Puis la découverte de tout le matériel des coulisses d’un film, puis de mes excellents condisciples, j’ai ressenti qu’il y avait là un terrain de jeu idéal dans lequel il était possible de continuer. Puis je fais un court métrage en deuxième année qui a été une sorte de déclic. J’étais parti sur l’idée d’un dessin animé assez complexe à réaliser, plein de mouvement, qui mettait en scène une poursuite de voitures et des accidents. Mais le récit manquait d’intérêt. Mon prof de scénario me l’a dit franchement. J’étais très vexé mais je lui ai fait confiance. J’avais vu une peinture d’un artiste allemand, expressionniste, Georges Grosz, représentant des personnages à la tête coupée et on pouvait voir leurs pensées à l’intérieur. J’ai repris cette idée et j’en ai fait un court métrage qui, tout en restant cartoon, était pour le coup plein de sens. Et alors que j’avais décidé de poursuivre pour une troisième année à la Cambre, ce film commençait à être projeté en festival. Notamment un gros festival de courts métrages à Namur aujourd’hui disparu. Être sélectionné là-bas représentait quelque chose. J’y ai gagné trois prix : le Grand prix, le Prix du public, et un prix technique. J’avais mon nom dans le journal. Je sentais que quelque chose se passait. Je me souviens de Pierre Bailly, qui m’a croisé le lundi matin suivant le festival et qui me disait « C’est tout de même incroyable, bravo ! », et des réactions similaires à l’intérieur de l’école. Il y avait de la reconnaissance mais aussi de l’argent, puisque ces prix étaient dotés. À ce moment-là, je sentais avoir trouvé le truc : des films avec un sens, tout en préservant l’aspect humoristique et cartoon. Je me sentais à l’aise dans cette formule et il se trouve que ça pouvait plaire aux festivals. Je me suis donc dit : « Au boulot ! ». J’étais sûr que ma carrière commençait : puis l’année suivante, j’ai réalisé une sombre merde. Trop confiant , je n’avais pas travaillé. Je sentais qu’il fallait s’amuser autant que dans le précédent, mais j’oubliais combien j’avais également travaillé dessus. C’était une catastrophe et une période difficile. Des gens des festivals étaient présents au jury de fin d’année, et à la sortie de la projection, j’ai bien senti que ça ne s’était pas bien passé. Les gens m’évitaient. Je suis passé de la révélation belge du monde de l’animation à un retour à la réalité et à la nécessité de travailler dur. Les deux années suivantes, je suis revenu à une vraie exigence et beaucoup de travail. C’était une leçon. J’étais toujours décidé à ne pas m’intégrer pleinement à Bruxelles.
Et la reconnaissance est revenue…
Oui. L’année suivante, je suis revenu à quelque chose de très simple, qui faisait écho à mes amours premiers : une course poursuite cartoon à la Tex Avery qui a très bien marché dans les festivals. Puis j’ai enchaîné sur un film plus ambitieux sur lequel j’ai un peu raté mon coup. C’est à ce moment que j’ai eu l’idée d’une histoire avec un gros bonhomme et une petite mouche, Bzz, que j’ai réalisé par intermittence durant cinq ans : lorsqu’il est sorti, ça a été l’explosion dans les festivals.

C’est un film qui a eu beaucoup de prix, parfois modestes, mais il a également été nommé dans de plus grands évènements comme le Cartoon d’or, dans lesquels il arrivait parfois en finale. Il a été sélectionné partout et il a fait ma carrière. Ça m’a mis sur la carte des productions françaises. C’est ce qui m’a permis de travailler sur Les triplettes de Belleville en tant que directeur d’animation de l’équipe belge. Sylvain Chomet avait adoré Bzz. On s’entendait très bien, tant humainement qu’artistiquement. On a fait une première séquence plutôt facile, située au début du film, dans un style retro proche des Fleicher. Puis on nous a confié une série de plans, notamment des plans de foules. On rendait d’énormes services à la production pendant que les équipes principales animaient les personnages principaux au Canada auprès de Sylvain. Je commençais alors à diriger des équipes. C’était à la même époque que je commençais à travailler pour des animations publicitaires. On venait me chercher pour de la réalisation ou pour superviser une équipe. C’était fluctuant, entre périodes où le travail était intense et périodes plus creuses. Ma vie avançait en parallèle : j’avais des enfants en bas âge.

réalisation: Sylvain Chomet
Tu avais durant cette période mis la bande dessinée totalement entre parenthèses ?
Je gagnais très bien ma vie dans l’animation. Il n’y a à ce niveau-là pas photo entre l’animation et l’illustration, où on est vraiment payé au lance-pierre. Mais lorsqu’il m’arrivait de ne pas avoir de travail pendant trois mois, je faisais de petites histoires courtes pour Spirou, à l’époque où Thierry Tinlot dirigeait le journal. Il aimait bien mes dessins mais moins mes histoires qui étaient du pur slapstick. Il m’a alors présenté Fabien Vehlmann dont il adorait les scénarios. Il m’a proposé de prendre quelques textes courts de Fabien et de m’y essayer. Fabien et moi avons sympathisé. Il vivait à Paris et j’y allais souvent dans le cadre de mes travaux. Dupuis nous a alors proposé de faire des albums. Ça nous a mené à inventer l’univers de la série Wondertown : des histoires courtes dans un univers commun.
Pour faire court : je faisais principalement de l’animation, et occasionnellement de la bande dessinée. Au fond (je ne vais pas me faire des amis en disant ça), je pense que le cinéma a un potentiel d’émotion supérieur à la bande dessinée : à cause de la musique et des voix. Il n’y a rien à faire : mettre un violon bien émouvant sur une scène triste renforce l’émotion. Ça casse le cœur. C’est très difficile d’émouvoir aux larmes en bande dessinée. Il faudrait faire un sondage pour voir si les gens pleurent en lisant de la bande dessinée. Ça ne m’est jamais arrivé, bien qu’il m’arrive bien sûr d’être ému et de vivre des moments formidables.
Il y a un côté « instantané » dans l’émotion au cinéma.
Oui, en bande dessinée ça l’est moins. Le sentiment est formidable quand j’arrive à faire rire dans une salle de cinéma. J’ai eu la chance de pouvoir expérimenter ça, en accompagnant des projections.
Est-ce que lorsque tu faisais ces histoires courtes pour Spirou, il y avait un sentiment de « récréation », à côté du processus plus contraignant de l’animation ?
Non, parce que le sentiment est le même pour moi : même en animation, tout se passe essentiellement au storyboard. Cela dit le processus de découpage d’une BD et de storyboard d’animation n’est pas vraiment le même : la bande dessinée a la vertu de raconter plusieurs choses dans une même case et donc de contracter le temps d’une manière très particulière. Lorsque j’ai commencé à faire de la bande dessinée, j’avais tendance à multiplier le nombre de cases, comme si je storyboardais un dessin animé. Plus j’avance dans la bande dessinée, plus je suis capable de résumer plusieurs choses en une seule case. Il me suffit de mettre un narratif, un dessin, deux bulles de dialogues, et la séquence est racontée. En animation, on aurait besoin de déployer ça plus longuement. Il y a un phénomène d’ellipse en bande dessinée, de synthèse, de compression de la narration. Il y a beaucoup à explorer là-dedans. Je pense à mon ami Pascal Jousselin, qui fait tourner le temps à l’intérieur de sa case, d’une manière inadaptable en dessin animé. Ça appartient à la bande dessinée.
As-tu essayé de lancer des projets de longs métrages ?
Oui, en particulier un, que je traine depuis l’an 2000. Il y a eu plusieurs départs de production sur ce projet. J’espère que ce n’est pas à cause de moi, mais il y a déjà deux boîtes de production qui ont été impliquées dans le projet qui ont fait faillite. Ça s’est donc chaque fois arrêté. Mais cette fois, ça a l’air d’être bien parti pour amener le film en production. Mais c’est la bande dessinée qui me fait vivre actuellement.
Tu ne m’en diras pas plus sur ce projet ?
Il y a un côté superstitieux, dans le monde du cinéma. Avec ce projet, je sens que plus j’en parle moins ça se fait. Il y a eu plusieurs années durant lesquelles je pensais que le projet ne se ferait jamais. Puis, à la faveur d’un investisseur qui découvre les fonds non-exploités, ça finit chaque fois par redémarrer. Le projet s’est notamment relancé parce que j’ai réalisé un nouveau court métrage, il y a deux ou trois ans, et qui a très bien marché : Le lion et le singe.
Entrons maintenant de plein pied dans l’aventure du Royaume. Peux-tu me contextualiser un peu ton choix de mettre un temps un frein à l’animation pour te consacrer à lancer une série de bande dessinée ?
J’étais à l’époque dans un studio d’animation, dans un grand open space et je travaillais sur trois projets en même temps. J’avais une cinquantaine de personnes qui dépendaient de mes décisions. C’était il y a dix ans. Mon fils avait neuf ans, ma fille onze et je ne les voyais quasiment pas. Je n’étais pas loin de faire un bon burn out. Arrive alors un projet de publicité qui était financièrement très bien doté, mais j’étais incapable de l’accepter. Plutôt que de trouver sereinement des solutions, j’ai explosé et je me suis enguirlandé avec la productrice qui insistait pour que je ne la lâche pas. Lorsque j’ai raccroché, quelque chose au fond de moi m’a mis face à l’évidence qu’il y avait un problème. Il fallait que j’opère un changement. Je n’étais en tous cas pas très heureux de me lever le matin : je travaillais dans une boîte qui menait plusieurs projets en parallèle dans un même open space. Il y en avait à cette époque cinq, dont trois dont j’étais responsable. Il m’arrivait de me disputer avec des gens sur mes productions, de les retirer du projet (j’avais autorité pour le faire), et le producteur les re-engageait pour les autres projets. Il n’y a pas des millions de gens doués en Belgique, il ne savait où chercher d’autre. Je me retrouvais donc dans le même local que des gens qui me détestaient. L’ambiance n’était pas joyeuse. On dit que le pouvoir isole : je peux le confirmer. Je me sentais seul face à cinquante personnes. J’étais craint. Bien sûr certaines personnes me respectaient et m’aimaient beaucoup. Mais dans l’ensemble, je n’en pouvais plus. À ce moment intervient un ami, Serge Honorez. Serge était réalisateur de publicités. Lorsque je faisais de la publicité, c’était souvent lui qui m’engageait, pour faire des animations dans ses projets : généralement des mélanges de live et de l’animation, ce qui était techniquement assez compliqué à l’époque. On s’en était fait une petite spécialité : lui à la direction d’acteurs, moi à l’animation. Une amitié en était née. Et voilà qu’il m’annonce qu’il est devenu directeur éditorial chez Dupuis. Il me propose de faire de la bande dessinée. J’ai souvent, dans ma carrière, cherché un terrain de jeu : la bande dessinée m’a paru être un terrain idéal.

Je dialoguais avec Christelle Pissavy-Yvernault dernièrement, qui me parlait de Serge Honorez dans des termes similaires : comme quelqu’un qui propose des projets qui ouvrent des portes auxquelles on ne s’attendait pas.
C’est tout à fait sa spécialité. Son grand talent est d’avoir des intuitions pour associer des gens, de repérer la personne qui serait capable de remplir un trou ou qui pourrait s’épanouir à un endroit. Son défaut ensuite est de passer à l’intuition suivante, sans suivre de près la première. Ce n’est pas son tempérament. Je savais que dès lors qu’il me proposait quelque chose, je pouvais rebondir sur l’enthousiasme du moment, mais je ne pouvais pas compter sur lui pour suivre l’affaire au jour le jour. Il faut souvent l’appeler, relancer. Mais ce n’est pas grave. C’était le moment où Frédéric Niffle devenait rédacteur en chef de Spirou. Il m’envoi alors des mails de déclaration d’amour incendiaire pour me faire venir au journal. J’en ai parlé à mon épouse, lui disant que je pense arrêter de faire de l’animation. Je n’ai pas à proprement parler arrêté, j’ai simplement éteint tous mes contrats. Je ne les renouvelais pas lorsqu’on me proposait d’enchaîner sur le projet suivant. Je faisais déjà de la BD par moments, mais je me suis décidé à y consacrer tout mon temps, aussi longtemps que le plaisir sera là. Je ne fermai pas la porte à l’animation mais je m’accordais une période de solitude. D’autant plus qu’en animation, j’en étais arrivé à ne plus travailler sur des projets personnels. M’épanouir dans mes histoires, être reconnu pour cela plutôt que pour être un bon technicien me manquait. J’ai envoyé mon dernier court métrage, Dji vou veu volti, à Frédéric Niffle, qui l’apprécia beaucoup et me propose de l’adapter en histoire courte pour Spirou. Je décline la proposition, puisque je préfère passer à autre chose, et que c’est une histoire qui joue sur les sous-titres : un jeu visuel impossible à retranscrire en bande dessinée.
Mais ça m’a donné l’occasion de me replonger dans mes dessins de recherche : j’en avais un grand nombre, bien plus que ce qui apparaît dans le film. J’avais notamment imaginé le village. L’univers était là, et j’ai proposé l’idée qu’il pourrait être mon terrain de jeu pour une série d’histoires courtes. Ce n’était à l’origine pas un projet d’album. L’idée initiale était de mettre en scène ma propre famille à travers la famille royale du Royaume. J’ai une famille très compliquée. Elle est à la fois totalement normale, bourgeoise, liégeoise, mais avec des histoires terribles, pas mal d’hypocrisie et des secrets mêlé à de l’amour. La première histoire du Royaume allait dans ce sens, mais à la fin du récit, il y avait cette idée d’une jeune servante du château qui avait été surprise dans le lit du roi et qui se fait virer. Je me suis dit que je pourrais me servir d’elle pour explorer le village. Une fois qu’elle sort des murs du château, elle s’installe dans sa taverne, reçoit ses premiers clients et tout s’enclenche. Le personnage d’Anne s’est imposé de lui-même. Cela dit, au lieu de parler de ma famille, j’ai fini par parler de moi : la situation d’Anne reflétait la mienne. La famille royale étant les producteurs pour lesquels je travaillais en animation et je descendais alors en ville pour ouvrir mon petit commerce à moi, la bande dessinée. Un environnement plus modeste mais où je pouvais être indépendant et gagner ma vie avec mes propres initiatives. Ce qui a été clair depuis le début est que je projetais dans le Royaume l’atmosphère de mon enfance dans la campagne de mes grands-parents. La série me procure un sentiment nostalgique par rapport à ces moments d’enfance qui me plait. Je voulais aussi que les histoires soient au premier degré, que ce soit une série tout public, avec des sous-entendus pour les adultes mais pas de sens très lourd. De l’aventure et de l’humour.

Tu avais donc l’envie d’un univers que tu pourrais explorer à l’infini.
Je profitais d’une liberté retrouvée. Je ne voulais surtout pas m’enfermer dans quoi que ce soit. Je voulais effectivement un terrain de jeu ouvert. Je l’ai appelé le plus simplement du monde Le Royaume, ce qui est un très mauvais titre. Les commerciaux de chez Dupuis ont fait la moue, préférant qu’on trouve quelque chose de plus spécifique. Mais je voulais quelque chose d’extrêmement large. On s’est parfois dit, ensuite, que ça aurait pu s’appeler Anne. Mais à ce moment, le titre correspondait bien à l’envie. J’improvisais mes scénarios sur une feuille de papier. Il y a aujourd’hui énormément de matériel produit dans l’univers du Royaume : beaucoup d’histoires courtes réalisées pour le journal, et qui ne sont pas repris dans les albums.
Le moyen-âge te paraît-il, même graphiquement, être un terrain de jeu particulièrement malléable ?
Oui. Et puis très vite, c’est devenu une sorte de métaphore de notre époque, à travers des clins d’œil. Les adultes sont sensibles à ça, les enfants un peu moins. Mais ils le redécouvrent à la relecture en grandissant. J’ai par exemple parlé dans une histoire de la manière dont les puissants utilisent les discours de peur, qui font les gens commencent à s’armer et utilisent leurs épées pas du tout à bon escient. Lorsque je place ce genre de discours politique dans un récit, je l’enrobe tout de même de tout ce qui permet à l’histoire de rester tout public. Mais les parents comprennent bien le sens qu’il y a derrière. Je vais continuer à parler de thèmes comme ça : notamment, dans une prochaine histoire, des sorcières, tel que développé dans le livre de Mona Chollet. Mais je suis trop pudique pour parler de sujets sans les enrober d’un récit qui est avant tout du plaisir. Je n’arrive pas à mettre mes tripes sur la table. Ça m’a toujours gêné et j’en suis incapable.

Tu mets tes tripes sur la table, mais de manière détournée.
Je les cache, je les emballe dans quelque chose de tout à fait acceptable, en pensant à celui qui n’aurait pas envie de les recevoir.
Tes scénarios sont très structurés en scènes, qui semblent être des entités propres.
Oui, je travaille comme ça dès le début. Je fais un séquencier qui liste les scènes. Ce n’est pas très pratique, parce que lorsqu’une scène ne fonctionne pas, tout est déséquilibré. Les grandes lignes du récit sont généralement assez simples : je me fais des notes qui me le rappellent : « Simplifie ! Simplifie ! ». Je préfère complexifier à l’intérieur : dans les mises en scènes, les expressions, la drôlerie. Comme j’ai une formation de storyboarder, je sais m’amuser longtemps à l’intérieur d’une scène. Ça commence dans la taverne, puis les oiseaux s’en mêlent et les couches s’entrecroisent indéfiniment. J’essaye de faire en sorte que le récit reste organique et qu’il y ait un effet tourneur de page. Ce qui fait dire à certains lecteurs mécontents que mes bandes dessinées se lisent trop vite. Mais je suis attaché à cette fluidité.
Les lecteurs sont un peu trop habitués à enchainer les épisodes de séries télé. Quand ça finit vite, on passe à l’épisode suivant.
C’est vrai.

Cette portée sociale dont tu parlais est-elle importante pour toi ? Pourrais-tu t’en passer et prendre plaisir tout de même ?
Je dirais que si mes histoires sont sociales, c’est parce que je tiens beaucoup à la décence. On trouvera des personnages faisant des réflexions comme « Oh comme il est impoli !». Montrer que certains comportements, en société, sont néfastes et que d’autres ne le sont pas m’importe. J’aime que les gens décents gagnent. Ce n’est pas tant une question de gentillesse et de méchanceté, mais plutôt une question d’intelligence positive. Je veux que cette intelligence gagne. Il y a un album que tout le monde adore actuellement mais que pour ma part je déteste à cause de ça : Les indes fourbes. Le scénario d’Alain Ayroles est génial, les dessins de Juanjo Guarnido sont somptueux. Mais le petit salopard gagne à la fin. D’autant plus qu’il n’est pas rendu, au fil de l’album, assez sympathique : trop salaud avec les indiens, trop cruel, trop de morts par sa faute. J’ai sincèrement été déçu, même si la vie est comme ça. Mais la vie est la vie, et la fiction est la fiction. Il n’y a rien à faire : j’ai grandi avec Tarzan et Zorro. J’adore que Zorro gagne à la fin. J’essaye que mes personnages se comportent d’une manière décente et, lorsque ce n’est pas le cas, qu’ils soient punis d’une manière ou d’une autre. Même si la punition peut être métaphorique.

Je posais la question parce que dès lors que ton personnage principal, dès son apparition, est intimement liée aux puissants (on la surprend dans le lit du roi), dès lors aussi que la série s’appelle Le Royaume, tout évènement qui arrive à un personnage concerne assez rapidement le village entier et le château. On tombe donc dans un récit forcément social. Un peu comme dans le village des Schtroumpfs.
Oui. Et c’est une volonté de ma part que dans chaque histoire, il y ait des événements dans la vie d’Anne et des évènements dans la vie du château, et que les deux s’emmêlent et soient résolus en même temps. Montrer que ce qui se passe chez le roi et la reine a des conséquences sur les petites gens m’importe aussi. Dans le dernier album, c’était un peu compliqué parce qu’Anne devient une comtesse. La suite concernera beaucoup la difficulté qu’elle ressentira dans ce rôle nouveau, elle qui vient du peuple. Ça implique des devoirs, des responsabilités, et ce sera le sujet du prochain album.
Vas-tu rester sur un format plus long que les albums ordinaires, comme dans le dernier épisode, Le Royaume de Blanche-Fleur ?
Non, je reviens à un format classique. Pas au-delà de 50 pages. J’étais parti pour arrêter la série après Blanche-Fleur, dans l’optique de revenir à l’animation, et notamment ce projet de long métrage. Je voulais clôturer la série avec les albums 7 et 8, qui ont finalement été réunis en un seul parce que ça faisait sens. Mais en discutant avec le nouveau directeur éditorial de Dupuis, Stéphane Beaujean, l’idée de poursuivre l’aventure s’est imposée. Il le souhaitait. On va revenir à une forme plus classique, avec aussi des histoires courtes, lorsque j’ai le temps. Et du temps, j’en ai. L’animation m’en laisse. Il ne m’oblige pas à faire un album tous les ans. Dès lors, je continue, de manière décontractée. J’ai beaucoup d’idées.

Des idées, tu en as. Mais l’envie est là aussi, n’est-ce pas ?
Ah oui. Et puis l’envie, j’en ai toujours beaucoup pour beaucoup de choses différentes. Je consacre aussi du temps à des récits pour adulte, comme Gisèle et Béatrice. Des récits qui ont toujours un fond social. Je travaille sur un nouvel album dans ce registre, pour Dupuis, et que je suis en train de découper. Ça parle de la virilité et ça s’appelle Mou. C’est rempli de blagues, mais ça parle de sexualité.
Pour terminer sur Le Royaume : la série est-elle plus difficile à animer aujourd’hui, du fait que les personnages ont plusieurs albums de vécu qu’il faut prendre en compte ?
Ça aurait pu devenir compliqué si l’univers était stagnant et si les histoires devaient toujours se conclure sur un retour à l’état initial. Mais je souhaitais que la série soit évolutive. Et à partir de là, le vécu des personnages est plutôt un atout.
L’idée d’une adaptation animée n’a jamais été évoquée ?
Si. Il y a eu un projet, qui a d’ailleurs beaucoup nourri la série. Ça n’a pas abouti. C’était avec France Télévision. Je voulais faire du feuilletonnant et ils n’étaient pas partants pour ce registre. On a ensuite envisagé de raconter l’enfance d’Anne au château entourée d’une bande d’enfants. C’était pas mal. Mais ils avaient besoin, m’ont-ils dit, de s’appuyer sur « marque » plus connue.
Tu évoquais plus haut tes albums pour adultes. Comment en es-tu venu à ces récits qui tournent autour de la sexualité ?
J’ai toujours voulu raconter des histoires d’amour où l’acte d’amour est représenté. C’est une volonté depuis le moment où j’ai compris que ces choses-là ne se passent pas comme dans les films. Je voulais montrer ça. La pornographie est abjecte. J’ai alors entendu une émission dans laquelle une sociologue québécoise encourageait les artistes à s’emparer de la pornographie et de la représentation des corps, et de montrer ça à leur manière. J’ai alors commencé un long processus pour trouver des histoires d’amours dans lesquels je peux mettre en scène la sexualité d’une manière qui n’est pas sordide, qui est tolérable. J’ai grandi dans une maison catholique, ouverte mais avec des interdits très forts. Je suis toujours un peu le fruit de mon éducation. Ce registre prend en tous cas de plus en plus de place dans mon travail. J’ai un blog consacré à cela sur Instagram. Ça permet de rencontrer des gens, et je me rends compte que c’est un univers globalement très bienveillant. J’ai beaucoup parlé notamment à Maïa Mazaurette. Elle arrive à parler de tout ça avec humour. Si j’arrive à faire ce qu’elle fait en bande dessinée, je serais heureux. Elle a toujours ce petit sourire qui fait que tout ce qui pourrait paraître autrement choquant devient naturel, normal, drôle. Ce qui n’empêche pas qu’elle continue à choquer pas mal de gens. Mais elle fait bouger les lignes. Elle a préfacé mon premier livre pour adultes.
Si on fait un petit bilan de la place où tu te situes actuellement : le Royaume continue doucement, au rythme de l’envie et du temps disponible, tu es sur un long métrage d’animation et tu continues ta lancée sur des albums uniques adultes.
Tout à fait. Des albums et des illustrations adultes. J’ai fait une exposition l’an dernier de mon travail sur le Royaume, avec aussi des dessins adultes. Et ces dessins plaisent : j’en vends un certain nombre. Dans mon quotidien financier, ce type de vente n’est pas anodin, ça met du beurre dans les épinards.
Dix ans après ton quasi burn-out qui t’a fait mettre l’animation entre parenthèse : comment te sens-tu ?
Bien ! Cela dit j’ai continué à faire parfois de l’animation ces dernières années. J’ai notamment travaillé sur un Asterix et Obelix, à la tête un moment de l’équipe belge. C’était passionnant mais ça m’a convaincu de ne plus travailler dans des projets aussi gros. C’est une machine dans laquelle on peut vite se sentir inutile. J’essaye aujourd’hui, sur le projet de long métrage, de travailler en toute petite équipe entourés de gens que j’aime, de façon artisanale. Les producteurs me suivent. Au-delà de l’envie de faire un long métrage, c’est surtout l’envie de me créer un chemin pour lequel j’ai envie de me lever le matin. Je ne suis pas riche, je ne suis pas une star, mais la liberté que j’ai est précieuse. En bande dessinée comme en animation, je peux désormais soumettre des projets en étant certain qu’ils seront regardés avec intérêt et attention, que ça se concrétise ou non ensuite. En termes de qualité de vie, c’est une belle période de ma vie. Je jouis d’une liberté d’action agréable.
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