Quatre ans après notre premier échange, Benoît Mouchart, directeur éditorial bandes dessinée de Casterman nous a accordé un entretien pour un nouveau point d’étape et une plongée dans les coulisses de la maison.

Pour entrer dans les coulisses du travail d’accompagnement des ouvrages chez Casterman, j’aimerais si tu le veux bien aborder, des premières phases de réception des projets jusqu’à la publication et la promotion, le destin de deux ouvrages marquants de ces dernières années : d’abord Le Loup de Jean-Marc Rochette.
Le Loup est un livre hors norme que Jean-Marc Rochette a réalisé pour la première fois seul, sans l’aide d’un scénariste, en quelques mois seulement. Alors que nous venions à peine de faire paraître son monumental Ailefroide, Rochette est arrivé au bureau avec un storyboard complet. Il n’y avait rien à retoucher à son récit ni à ses choix de mise en scène : tout était fluide, coulant de source ! Ce conte intemporel était l’expression d’une urgence déclenchée par ses conversations récentes avec un berger qui avait découvert au petit matin son troupeau de brebis décimé par l’attaque d’un loup. La force de cette expérience résonnait de manière intime et personnelle avec son vécu de montagnard. En trois mois, il a abattu plus d’une centaine de planches : un record de maîtrise graphique ! C’est à l’éditrice Christine Cam que revient l’idée de donner au berger le physique de Jean-Marc, ce qui ajoute une incarnation encore plus forte de l’artiste dans cette histoire… Le livre a été particulièrement bien accueilli par les médias. C’est le nouveau chef d’œuvre d’un maître de la bande dessinée. Le décor des montagnes, le rapport à l’animalité et la place de l’Homme dans la Nature ont trouvé une résonnance chez de nombreuses lectrices et de nombreux lecteurs peu familiers de bande dessinée. C’est très important pour l’avenir de réussir à toucher un large public en dehors du cercle des bédéphiles initiés. On a désormais dépassé le cap des 65 000 exemplaires vendus, et c’est un de nos réassorts quotidiens les plus importants. Son prochain livre, une grande fresque romanesque autour de la figure de l’ours, s’intitule La Dernière reine et paraîtra en 2022 chez Casterman.

… puis In Waves d’AJ Dungo.
C’est assez incroyable parce que ce roman graphique exceptionnel n’avait trouvé aucun acheteur à la Foire du livre de Francfort en 2018… Repérée par Christine Cam, cette histoire de surf, d’amour, de deuil et de résilience a tout de suite ému l’ensemble de l’équipe : édito, studio, presse, fabrication, marketing, diffusion. Le récit était bouleversant, la forme graphique originale, la narration limpide, et l’objet conçu par l’éditeur londonien Nobrow était vraiment parfait. Il allait de soi qu’il ne fallait pas trop toucher à la maquette ni à la fabrication de cet ouvrage – on a juste ajouté des rabats et des gardes pour renforcer la solidité de la couverture et donner un peu plus de place à une contextualisation rédactionnelle. Traduire le titre ne nous semblait pas opportun : on avait quelques pistes, mais on perdait toujours quelque chose en cherchant des formules en français. Nous savions qu’on tenait là un livre exceptionnel, mais il y a aussi eu en coulisses un concours de circonstance particulier. Nous pensions programmer sa parution en mai 2020 quand notre planning s’est trouvé bousculé par un rendez-vous avec Stéphanie Laurent, la directrice du livre de la Fnac. Courant avril 2019, au moment de lui présenter notre programme de parutions pour le second semestre, elle m’a questionné sur notre « rentrée littéraire du roman graphique ». L’expression m’a intrigué et j’ai retourné la question en lui demandant de préciser ce que désignait pour elle le terme « roman graphique », car c’est un terme dont la définition varie beaucoup selon les interlocuteurs. Elle m’a répondu très précisément : « Un livre à forte pagination, en noir et blanc ou en bichromie, susceptible de toucher autant les lectrices que les lecteurs par un sujet à la fois intime et universel, avec un prix de vente supérieur à 20 euros. » La dernière partie de sa réponse, relative au prix de vente, permettait de comprendre que l’objet de la question dépassait la simple curiosité esthétique. C’était aussi l’expression d’une demande commerciale, évidemment motivée par l’immense succès de L’Arabe du futur de Riad Sattouf et de Moi, ce que j’aime c’est les monstres d’Emil Ferris, sortis à la rentrée 2018.
Tu veux dire qu’il y a désormais une attente, du côté des libraires, pour que les éditeurs proposent, chaque année, une parution majeure de cette typologie-là ?
Oui, la saison de parution de ces deux livres a en quelque sorte créé un précédent : il aurait été dommage de ne pas tenir compte de ce nouveau calendrier dès 2019. Or le seul livre « prêt à être imprimé » qui répondait à tous les critères, c’était In Waves. Nous étions d’autant plus à l’aise pour changer notre planning que nous étions tous convaincus de la force de ce récit autobiographique. Toute l’équipe s’est mobilisée. Nous avons envoyé le livre à Craig Thompson pour qu’il rédige une préface – ses propos ne figuraient pas dans l’édition originale en langue anglaise. Nous avons offert les épreuves du livre aux libraires et aux journalistes plus de quatre mois avant sa parution et AJ Dungo est venu de Californie pour rencontrer la presse francophone à Paris et Bruxelles avant l’été. Le livre est sorti mi-août, au moment de la rentrée littéraire. Les ventes ont démarré doucement, puis ça a monté très fort, notamment après la parution d’un article enthousiaste de Stéphane Jarno dans Télérama. In Waves est ce qu’on appelle un long-seller : plus d’un an après sa sortie, il continue à s’écouler très régulièrement. Nous venons de dépasser les 50 000 exemplaires vendus, ce qui est un score exceptionnel pour un premier roman graphique. En août 2020, fidèles à ce nouveau rendez-vous de la rentrée littéraire, nous avons lancé un autre roman graphique auquel toute l’équipe croyait très fort : Anaïs Nin, sur la mer des mensonges. Léonie Bischoff pense et travaille à ce livre depuis plus de sept ans. Son accueil critique et public est aussi bon que celui d’In Waves, et c’est d’autant plus une fierté pour la maison que c’est une création originale et non une traduction – j’en profite pour saluer le travail accompli par l’éditrice Nathalie Van Campenhoudt dans le suivi de cet autre livre important.

On retrouve Casterman sur le lancement de séries originales. New Cherbourg Stories de Pierre Gabus et Romuald Reutimann par exemple, remet sur le devant de la scène un duo d’auteurs qui avait, il y a quelques temps, lancé une série ambitieuse qui n’a pas réussi à se poursuivre sur le long terme : Cité 14. Sur quelles bases se lance cette nouvelle série ?
Dans l’équipe, nous apprécions ce tandem d’auteurs depuis longtemps. Lorsqu’Art Spiegelman était président du jury du Festival d’Angoulême et que j’en étais encore le directeur artistique, ils avaient remporté le prix de la meilleure série. Mais depuis lors, je dois avouer qu’ils avaient un peu disparu de mes radars. Gaëtan Akyüz, qui a rejoint l’équipe éditoriale de Casterman en 2018, a découvert qu’ils avaient prépublié une nouvelle bande dessinée dans le quotidien régional La Presse de la Manche, dont les pages ont été ensuite réunies sous la forme de livres autoédités et diffusés dans les librairies locales. Ces enquêtes fantastiques nous ont semblé compatibles avec l’esprit d’aventure de la maison : n’y a-t-il pas dans New Cherbourg Stories une ambiance de feuilleton franco-belge à la Hergé ou Tardi ? Le succès de la série s’est d’abord appuyé sur un public captif : les Cherbourgeois sont à juste titre fiers de redécouvrir leur ville à travers le prisme déformant du rétrofuturisme. Mais New Cherbourg Stories se vend aussi très bien en dehors des frontières du Cotentin. Le troisième épisode devrait paraître l’an prochain. C’est l’un de nos meilleurs démarrages de série, juste derrière Le Château des animaux…

Justement, voilà une autre série qui démarre avec ambition : Le Château des animaux de Félix Delep et Xavier Dorison.
C’est un phénomène ! On n’avait pas connu un tel engouement pour une nouvelle série dans notre catalogue depuis Magasin général. La fable que Xavier Dorison consacre à la désobéissance civile bénéficie d’une mise en images exceptionnelle : sa galerie de personnages hauts en couleurs et ses dialogues truculents sont animés avec beaucoup de grâce par Félix Delep. Félix a tout juste 27 ans, mais sa maîtrise de l’expressivité et du mouvement, la justesse de ses cadrages et la puissance de son trait sont déjà celles d’un grand de la bande dessinée. C’est un virtuose qui s’exprime dans une gamme académique (dite « réaliste ») assez peu représentée parmi les dessinateurs de sa génération. Il y a un potentiel énorme chez lui, car c’est un insatisfait qui veut encore progresser. Nous avons d’ailleurs convenu de laisser à Félix un peu plus de répit pour la réalisation du troisième tome car il veut prendre le temps de changer sa technique d’exécution. Il travaillait jusqu’alors à la tablette numérique, mais il souhaite revenir au crayon, au pinceau et au papier… C’est étonnant parce que d’autres auteurs de la maison suivent le même chemin : Bastien Vivès et Anthony Pastor, par exemple, ont eux aussi récemment manifesté le désir de retour à une technique traditionnelle.
À propos d’Anthony Pastor : peut-on terminer ce petit retour sur des séries avec un bilan de sa série NoWar ?
Anthony avait envie de se lancer dans une forme de récit qui se rapproche de la complexité thématique et narrative des séries télévisées, avec des intrigues parallèles et beaucoup de personnages. Le fait qu’un auteur réputé pour ses romans graphiques veuillent se frotter au genre était en soi un défi intéressant, pour essayer de faire bouger les lignes dans ce domaine. Le lancement a bénéficié d’un important soutien marketing, la critique a tout de suite compris et soutenu le projet, mais les ventes sont hélas restées en-dessous de nos espérances. La série s’arrête comme il était prévu au départ après le sixième épisode : il était important pour l’auteur comme pour Casterman d’aller au bout de cette aventure. Les tomes 5 et 6 seront réunis dans un volume double, pour marquer le coup. Il y a sans doute plusieurs raisons à la faible audience de ce projet, mais je n’ai pas toutes les réponses à certains de mes doutes. Le récit choral est-il vraiment adapté à la bande dessinée ? Le public féru de séries franco-belges, que ce soit dans le registre de l’aventure, du polar, du thriller ou du fantastique, préfèrerait-il une forme de dessin plus académique ? Le principe d’un feuilleton en bande dessinée construit en épisodes non unitaires est-il toujours pertinent ? Je ne sais pas… Ce qui est sûr, c’est que nous sommes fiers d’avoir accompagné Anthony Pastor dans ce projet. Nous continuerons à le soutenir à l’avenir car nous croyons en son talent : sa reconnaissance du grand public viendra, j’en suis sûr !
Une ouverture sur les comics avait été amorcée avec la création de la collection Paperback. Elle est aujourd’hui à l’arrêt. Quelles raisons pour cet arrêt, et quel bilan tires-tu de cette aventure ?
Le succès commercial du comics en France repose sur quelques licences de DC, Marvel et Image bien identifiées et déjà éditées ailleurs depuis longtemps. Nous n’avons pas trouvé de locomotive parce que nous sommes, d’une part, arrivés trop tard, et parce que nous n’étions, d’autre part, pas attendus dans ce domaine par les aficionados… C’est une tentative de diversification manquée qui démontre que l’ADN d’une maison d’auteurs comme Casterman n’est pas toujours modifiable à l’envi ex nihilo. Il aurait sans doute fallu repérer de nouveaux artistes aussi originaux que Mike Mignola, Darwyn Cooke ou Paul Pope, par exemple, pour que cette collection marque les annales. C’était une expérience intéressante à tenter de toute façon parce qu’on apprend toujours autant sinon davantage de ses échecs que de ses succès !
Il devient naturel que les grandes maisons développent une collection manga. On apprend par exemple il y a quelques jours le rachat par Dupuis du label VEGA. Casterman a publié plusieurs auteurs japonais notamment dans la collection Écritures. Y’a-t-il d’autres projets autour du manga ?
Casterman édite des mangas depuis 1995 : la maison a déjà à son actif plusieurs succès artistiques et commerciaux, à commencer par l’œuvre de Jirō Taniguchi, avec ses best-sellers Le Journal de mon père, Le Gourmet solitaire ou Quartier lointain, qui a dépassé le cap des 400 000 exemplaires vendus. Nous suivons fidèlement Mari Yamazaki depuis Thermae Romae, avec Pline (qu’elle réalise en collaboration avec Tori Miki) et sa nouvelle série Olympia Kyklos, qui commencera à paraître en mars 2021. Nous sommes aussi très fiers d’éditer Atsushi Kaneko (le créateur de Wet Moon et Deathco) et Suehiro Maruo, dont nous publierons le chef d’œuvre Tomino la maudite très bientôt. La série Sengo, qui a été récompensée par le Prix manga de l’ACBD et figure dans la Sélection officielle d’Angoulême 2021, nous tient aussi beaucoup à cœur : Sansuke Yamada est un auteur dont le style graphique nous a tout de suite interpellé. Nous nous sommes positionnés très tôt pour éditer cette grande fresque sur l’après-guerre au Japon. Ce qui est émouvant, c’est que la dernière fois où nous avons dîné avec Jirō Taniguchi à Kumegawa, il nous avait félicité de nous intéresser à Yamada, qu’il considérait comme l’un des meilleurs auteurs en activité : il y a en quelque sorte un passage de relais entre ces deux artistes. Nous avons par ailleurs envie de nous investir davantage dans le domaine du shōnen et nous lancerons en juin prochain Fenrir, une saga épique et fantastique riche de combats initiatiques dont le héros affirme force et sagesse au feu des combats et des épreuves de la vie… Je n’en dis pas davantage car l’identité de ce personnage est assez surprenante. Nous sommes retournés au Japon il y a quelques mois avec Charlotte Gallimard, notre directrice générale, et l’éditeur Wladimir Labaere pour débusquer de nouvelles œuvres intéressantes. Nous sommes revenus de ce voyage les valises chargées de projets qui nous permettrons de rester innovants et audacieux dans le domaine japonais…

Casterman investit le récit documentaire notamment avec la collection Sociorama, dont le parti pris reste d’utiliser la fiction pour raconter le réel. Y’a-t-il d’autres projets d’ampleur hors de la fiction et de la biographie ?
Oui, il y aura davantage de livres de « non fiction » et même plusieurs documentaires à partir de 2021. L’arrivée dans l’équipe de Nathalie Van Campenhoudt, qui a cofondé la Petite Bédéthèque des Savoirs, n’est évidemment pas pour rien dans cette ouverture du catalogue. Étienne Lécroart s’est associé au chercheur Ivar Ekeland pour Urgence climatique, un livre dont le titre sans équivoque annonce la teneur. Il y aura aussi un ouvrage de Jean-Yves Duhoo consacré au cerveau, une étude sur le racisme dessinée par Ismael Meziane et une remise en question du genre par Charlotte Husson et Thomas Matthieu. Il y aura aussi bientôt une enquête sur le sucre dessinée par Émilie Gleason et un essai sur la forêt par Claire Braud – ces deux derniers livres seront édités par Vincent Petit, qui a également travaillé sur la collection Sociorama. Du côté des biographies, Catel & Bocquet reviendront à la rentrée 2021 avec un très beau portrait d’Alice Guy, première cinéaste un peu oubliée de l’Histoire, bien qu’elle fût contemporaine de Méliès et Lumière et même cofondatrice de la Gaumont… Nous publierons aussi un portrait de Leonard Cohen par Philippe Girard. Et, même si ce n’est pas vraiment un documentaire, je suis très attaché au prochain livre de Sandrine Martin, Chez toi, qui raconte le parcours d’une migrante syrienne qui apprend qu’elle est enceinte au moment où elle débarque en Grèce…

Lors de notre dernier échange, tu parlais du fait que tu souhaitais (c’était alors autour de Lastman, mais aussi de séries telles que La Guerre des Lulus, Hilda, Benjamin Blackstone, Maudit Manoir, C.R.A.S.H…) que Casterman investisse de plus en plus le secteur jeunesse. Ou en est cette intention, quatre ans plus tard ?
C’est un chantier qui nous tient toujours à cœur. La Guerre des Lulus de Hautière et Hardoc se poursuit avec toujours plus de lecteurs à chaque nouvel épisode. On a aussi rencontré un certain succès avec Momo de Rony Hautin et Jonathan Garnier, Lucien et les mystérieux phénomènes de Delphine Le Lay et Alexis Horellou, Hilda de Luke Pearson ou Voro de Janne Kukkonen. Nous avons hélas également connu quelques déceptions pour d’autres projets qui ont reçu moins d’écho, sans que cela ne nous décourage… Nous allons continuer à investir le champ de la bande dessinée pour enfants, parce que c’est vraiment essentiel d’être innovant et créatif dans ce domaine. Le fait que Casterman soit aussi un éditeur de livres jeunesse nous donne a priori de solides atouts pour réussir à l’avenir. Le département jeunesse de la maison publie d’ailleurs la série pédagogique Tout en BD, avec le best-seller L’Histoire de France, mis en images par l’excellent Bruno Heitz. Quant à Lastman, c’est un vrai succès dans sa version imprimée et son dérivé animé, mais je ne suis pas certain que les enfants et les adolescents comptent parmi ses plus nombreux fans, qui sont plutôt de jeunes adultes…
Peut-on parler de la fabrication des livres ? Et commencer d’abord par le service graphique. Dirais-tu qu’il y a, aujourd’hui, chez Casterman, une approche graphique dominante ? Des graphismes plutôt adaptés à l’individualité de chaque livre ? Ou un peu de tout ça ?
Notre directeur artistique Elhadi Yazi travaille avec la cheffe du studio Nathalie Rocher et l’équipe de graphistes en cherchant à s’adapter au propos et au style de dessin de chaque autrice et de chaque auteur. Comme moi, ils respectent et apprécient d’autres approches – comment oublier les typographies choisies par Robial pour le premier Futuropolis ou encore le principe des couvertures de Jean-Christophe Menu pour L’Association ? Mais il nous semble que Casterman doit d’abord valoriser le propos du livre avant même que l’on puisse identifier la maison qui l’édite : le grand public s’intéresse souvent plus à l’ouvrage en soi qu’à son éditeur, voire à ses auteurs… Elhadi, qui a longtemps travaillé pour la presse (notamment pour Télérama ou La Revue dessinée) a une approche visuelle qui peut rappeler celle d’un affichiste : il aide les dessinatrices et les dessinateurs à trouver l’image la plus parlante et la plus attrayante. En un coup d’œil, il faut donner envie d’ouvrir le livre. Il y a une telle profusion de parutions qu’il faut réussir à nous distinguer par des couvertures qui soient à la fois belles et riches de sens. On n’est donc pas seulement dans l’esthétisme, mais déjà dans l’amorce d’une intention et d’un propos.

En termes de fabrication, quelle est la philosophie chez Casterman ?
Nous avons bien entendu quelques formats standards, avec des papiers bien définis, qui nous permettent de réduire les coûts de production par effet de masse. Mais nous ne nous interdisons pas de sortir de nos propres canevas pour inventer de nouveaux objets. Nous l’avons fait par exemple avec l’édition originale du Guirlanda de Lorenzo Mattotti, qui était hors norme par l’ampleur de sa pagination mais aussi par le rendu à la fois brut et raffiné de sa fabrication : cartonnage gris, titre embossé en rouge et dos toilé noir. Nous souhaitons que nos livres soient beaux mais nous veillons aussi à ce que leur prix de vente reste accessible. C’est un équilibre important. Dans un autre genre, nous avons voulu, avec l’éditeur Vincent Petit, trouver une manière de nous approcher du prix d’un livre de poche pour des éditions secondaires de certains de nos romans graphiques. L’équipe de la fabrication, dirigée par France Moline, nous a permis d’expérimenter une technique d’impression de qualité au prix de l’impression d’un roman sans illustration. C’est grâce à cette trouvaille que nous avons pu proposer au public au printemps 2020 une opération « roman graphique à prix découverte », autour de 10 euros par volume. Nous recommencerons en 2021, car nous pensons que c’est une bonne manière de capter un nouveau public pour ces grands livres.
Qu’en est-il du marketing et de la diffusion ? Saurais-tu mettre des mots sur la philosophie de Casterman dans ces phases de mise en vente des albums ?
À ce sujet, la philosophie du groupe Madrigall exprimée par notre président Antoine Gallimard est assez claire : le marketing doit être au service des livres, et non l’inverse. Cela ne signifie en rien que l’éditorial reste sourd aux remarques du marketing, évidemment : il arrive que l’on fasse fausse route avec un dessin de couverture confus ou un texte argumentaire pas assez étayé. Il faut alors savoir réagir et fournir des atouts plus performants. L’éditorial et le marketing sont en dialogue permanent pour trouver les meilleurs leviers de commercialisation de nos livres. Notre responsable marketing Stanislas Gaudry est un vrai amoureux de la bande dessinée, et ses collaborateurs Guillaume Peyret et Lucie Legathe le sont eux aussi : leur plaisir de lecteurs est une excellente source de motivation pour nous aider à mieux vendre nos livres. Le travail avec l’équipe de la diffusion est au même diapason : nos représentants lisent et aiment ce qu’on édite, qui dit mieux ? C’est le meilleur argument de vente possible, je crois…

Casterman, depuis (A Suivre), est réputé pour être une maison d’auteurs, qui suit des parcours singulier le long d’une carrière. Sens-tu que cette mission se poursuit, avec la nouvelle génération, ou est-il plus difficile aujourd’hui de lancer un jeune auteur en assurant une relation durable ?
Oui, nous souhaitons évidemment poursuivre cette démarche, et c’est ce que nous faisons le plus souvent possible. Mais il arrive que certains projets ne trouvent pas assez d’écho en nous pour que nous voulions les porter. C’est un moment douloureux mais je pense qu’il vaut mieux refuser un livre auquel on ne croit pas plutôt que de l’accompagner sans grande conviction, dans le seul but de ne pas déplaire à un auteur. C’est une forme d’honnêteté intellectuelle : un bon non vaut mieux qu’un mauvais oui ! Si le refus est motivé avec respect et diplomatie, ça se passe généralement bien. Soit l’auteur nous fait une autre proposition, soit il préfère suivre son idée et la présenter à un autre éditeur. Lorsque je suis arrivé en 2013 chez Casterman, je me souviens d’avoir déjeuné avec Jean-Christophe Chauzy, qui souhaitait réaliser un nouveau polar en banlieue. J’ai évidemment écouté son projet, mais je lui ai demandé s’il n’avait pas d’autres envies de récit car il me semblait qu’on pouvait attendre de sa part autre chose qu’un simple prolongement de ce qu’il avait déjà publié auparavant. Il m’a alors évoqué son amour des grands espaces, son choc de lecture pour La Route de Cormac McCarthy et ses préoccupations environnementales. Quelques mois plus tard, il est revenu avec les premières esquisses du Reste du monde, qui est vraiment le résultat d’une relation de confiance entre l’auteur et l’éditeur. Le refus initial n’a pas été perçu négativement, parce que c’était une sorte d’aiguillon lancée pour motiver sa créativité. Il y a eu le même genre de discussion avec David Sala. Avant de proposer Le Joueur d’échecs, il souhaitait dessiner un nouveau polar, sur un très bon scénario du romancier DOA avec lequel j’aurais par ailleurs très envie de travailler un jour. Ce n’était pas du tout un mauvais projet (l’histoire était même très forte), mais j’ai demandé à David pourquoi on ne retrouvait pas en bande dessinée le graphisme de ses livres pour enfants. Sala est un virtuose du dessin sous toutes ses formes, mais l’hyperréalisme de Replay ou de Cauchemar dans la rue, autant accompli qu’il soit, n’affirmait pas une identité visuelle aussi marquante que le style plus naïf et coloré de ses illustrations pour la jeunesse. Mes questions ont déclenché dans son esprit une réflexion importante, qui a abouti à sa proposition d’adapter Le Joueur d’échecs. Son prochain livre, Le Poids des héros, fera encore plus le lien entre l’imaginaire de ses récits pour enfants et son inspiration plus adulte. Accompagner un auteur, ce n’est pas forcément signer tous les projets qu’il nous présente, c’est plutôt réussir à lui permettre l’accouchement d’un livre qui pourra être porté par toute la maison avec le plus d’enthousiasme et d’engagement.

Sens-tu que la gestion des œuvres patrimoniales et des œuvres des auteurs de légende de Casterman se fait « en parallèle » ou « en interaction » avec la publication des œuvres de jeunes auteurs ?
Il se crée toujours des interactions quand les auteurs se croisent au bureau ou quand nous les réunissons à l’occasion des festivals. C’est Lorenzo Mattotti qui a soufflé le titre Extases à JeanLouis Tripp, alors qu’ils travaillaient tous les deux sur leurs couvertures respectives avec Nathalie Rocher au studio. En découvrant les pages en noir et blanc de Negalyod, Jean-Paul Krassinsky nous a suggéré le nom de Florence Breton, qui avait mis en couleurs de nombreux albums de Mœbius. À ce propos, je sais que Vincent Perriot nous a rejoint parce qu’il était heureux de voir son récit de SF figurer dans le catalogue qui réunissait Le Monde d’Edena, la Trilogie Nikopol et Le Transperceneige : c’était pour lui une manière de s’inscrire dans la continuité de Mœbius, Bilal et Rochette & Lob… Dans un autre registre d’émulation, je me souviens qu’Enki Bilal a tout de suite flashé sur la réédition du Transperceneige en format comics lancée au moment de la sortie en DVD du film de Bong Joon-ho. C’est parce qu’il a découvert cet objet qu’il a souhaité que Bug paraisse dans un format différent de ses précédents albums. Ce choix inscrit la série dans une dimension sans doute plus adulte et contemporaine que celle des albums franco-belges. Mais nous n’abandonnons pas pour autant ce format traditionnel, rassurez-vous…
Un cinquième volume de la revue Pandora est sorti, toujours plus éclectique, toujours plus dense. Ou en est l’aventure Pandora ? Quel avenir pour cette revue qui table sur les histoires courtes auto-conclusives, intergénérationnelles, et toujours contextualisées par un travail éditorial introductif ?
C’est un travail énorme, qui s’ajoute à toutes nos autres tâches éditoriales. Nous ne souhaitons l’accomplir que lorsque les auteurs en expriment la nécessité, comme ça a été le cas pour le numéro d’été 2020 : Bastien Vivès et quelques autres m’avaient envoyé des propositions d’histoires, et c’est leur désir qui a motivé le lancement d’un nouveau numéro. Pour le moment, le projet d’une sixième livraison est un peu suspendu parce que les conditions sanitaires ne favorisent pas les échanges en chair et en os nécessaires pour ce genre d’aventure. Mais la revue continuera à exister, même si c’est à un rythme irrégulier.
Sens-tu que les frontières entre les choix éditoriaux des grandes maisons s’estompent ?
Il y a des points de convergence, oui… La plupart des grandes maisons ont par exemple un label manga. Et, désormais, tous les éditeurs ou presque publient des romans graphiques… Ce qui est très positif, c’est que les personnes qui ont des responsabilités éditoriales chez les majors comme chez les indépendants sont tous d’excellents connaisseurs de la bande dessinée. C’est très stimulant. On n’est pas seulement professionnels : on reste passionnés !
Je voudrais t’interroger sur la manière dont Casterman accompagne la féminisation de la profession.
Cela bouge depuis quelques années chez Casterman, de façon naturelle et spontanée. Nous éditons de plus en plus de livres conçus par des autrices : citons pêle-mêle Zeina Abirached, Aurélia Aurita, Maud Begon, Léonie Bischoff, Catel, Mathilde Domecq, Claire Fauvel, Lisa Mandel, Sandrine Martin, Laureline Mattiussi, Agnès Maupré, Margaux Motin, Sandrine Revel ou Lili Sohn, entre autres. Cela tient sans doute au fait que l’équipe de Casterman est mixte – il y a même davantage de femmes que d’hommes. J’espère que le temps où la bande dessinée restait une lecture et une activité majoritairement masculines appartient au passé… La féminisation de la profession est nécessaire pour que la bande dessinée diversifie son public mais aussi ses représentations ! Je faisais récemment un examen de conscience de nos parutions et je constatais avec une certaine déception que la diversité d’identités était faible – je veux dire : hors hétéro-norme caucasienne. Il n’est pas question d’exiger des quotas ou d’imposer une discrimination positive, mais nos bandes dessinées ne devraient-elles pas naturellement mieux représenter le monde dans toutes ses différences ? Ce souci de probité devrait mobiliser l’attention des autrices et des auteurs, sur le plan artistique et citoyen, pour que leurs livres réussissent à toucher le plus grand nombre en abordant des sujets contemporains sous une forme actuelle, au sens propre du mot ! Le monde réel autour de nous a beaucoup changé : il faut que ça se reflète aussi dans les fictions. Encourager cette démarche, c’est notre responsabilité de médiateurs culturels – car je tiens l’éditeur dans ce rôle et non pas seulement dans celui d’un marchand. C’est pour faire bouger les lignes en ce sens que nous rééditerons en 2021 Stuck Rubber baby d’Howard Cruse, chef d’œuvre qui évoque le combat des Afro-américains contre la ségrégation mais aussi le statut des homosexuels dans les années 1960 aux États-Unis. Nous publierons aussi Elle en est, un important roman graphique de Kate Charlesworth consacré à la conquête des droits LGBTQ+ qui devrait marquer les esprits.
Comment Casterman a-t-il traversé la période de confinement ?
On a d’abord partagé la déception de Philippe Geluck, qui préparait depuis plusieurs mois une grande exposition de sculptures du Chat sur les Champ-Élysées : l’événement a été reporté au printemps 2021… Mais Philippe est très combattif et il est retombé sur ses pattes en concevant un album qui n’était pas prévu : Le Chat est parmi nous, sorti voici quelques semaines. Passé le temps de la sidération face à une situation aussi inimaginable, le premier confinement a été pour nous une vraie période de réflexion, mais aussi de réorganisation du planning des parutions. Il nous a semblé plus responsable de ne sortir aucune nouveauté avant début juin 2020, pour permettre aux livres parus en mars de trouver leur public. C’était un moment étrange, mais nous l’avons mis à profit pour nous améliorer en équipe, malgré l’éloignement auquel nous avons tous été contraints. Le deuxième confinement n’a pas eu trop d’impact sur notre organisation (on était en quelques sorte rodés), mais la nouvelle fermeture des librairies a été un choc ! Espérons que les livres actuellement en magasin puissent s’écouler suffisamment pour limiter le nombre des retours en début d’année prochaine – c’est mon inquiétude principale. Les premiers chiffres de ventes sont rassurants : la lecture reste un refuge important dans cette période troublée.
Nous avions échangé il y a quatre ans à propos des grands chantiers menés par Casterman. Quel est ton état d’esprit aujourd’hui, quatre ans plus tard, et sept ans après ta prise de fonctions à la tête de l’éditorial BD ?
Il était nécessaire de prendre le temps de valoriser les œuvres fondatrices qui ont construit le catalogue des éditions Casterman depuis 1934 : l’œuvre d’Hergé et de Jacques Martin, les grands récits d’Hugo Pratt et Tardi, les albums de Philippe Geluck, les romans en bande dessinée de Rochette & Lob, Schuiten & Peeters, Muñoz & Sampayo, Mœbius, Sokal, Loustal, Prado, Giardino et d’autres auteurs issus de la revue (À suivre), sans oublier les livres de ceux qui ont rejoint la maison au tournant du siècle comme Jirō Taniguchi, Enki Bilal, Lorenzo Mattotti, Craig Thompson, Maryse et Jean-François Charles, Alexandre Astier, Philippe Jarbinet, Loisel & Tripp, Bastien Vivès, etc. Ce temps de retour aux sources nous a permis d’affirmer notre identité et, d’une certaine façon, de nous redéfinir. C’était une étape nécessaire pour accueillir de nouvelles générations d’auteurs en nous appuyant sur les références historiques. Casterman affirme depuis toujours le soutien à la création originale, et la ligne d’excellence incarnée par notre catalogue nous motive évidemment pour accompagner avec exigence et ambition les évolutions les plus récentes de la bande dessinée. Ces choix sont soutenus avec énergie et conviction par la directrice de la maison, Charlotte Gallimard, et portés par une équipe engagée avec laquelle je partage une même vision. C’est moi qui réponds à tes questions aujourd’hui, mais je tiens à préciser qu’il s’agit d’un travail collectif. Tous les services de Casterman sont mobilisés pour que les livres que nous choisissons puissent être les meilleurs possibles. Cela implique évidemment d’être à l’écoute des auteurs, mais aussi de s’appuyer sur une compétence technique, un lien permanent avec les libraires, un dynamisme commercial et une communication maîtrisée.
Avec Fanny Rodwell à Toulouse en juin 2018 Dans les archives de Casterman à Tournai en compagnie de Didier Platteau fondateur de la revue (À suivre…) et Patrizia Zanotti, directrice de CONG et coloriste d’Hugo Pratt Annonce pour la parution du premier Alix du duo David B et Giorgio Albertini Rubén Pellejero et Katsuhiro Otomo Schuiten & Peeters avec Gaëtan Akyüz Ludovic Debeurme et Craig Thompson au studio
Être un médiateur de l’ensemble de la production de la BD, comme lorsque tu étais directeur artistique du festival d’Angoulême, te manque-t-il ?
J’ai beaucoup aimé mon travail d’éclaireur et de passeur à Angoulême. Cela nourrit sans doute une manière assez transversale de percevoir la bande dessinée en tant qu’éditeur. Mais c’est un moment de ma vie qui me semble déjà très ancien, et que j’associe à ma jeunesse. Dans deux ans, si je reste dans cette belle maison, j’aurais passé plus de temps chez Casterman qu’au festival… Je me sens bien dans ma fonction d’éditeur, parce qu’elle me permet d’accompagner la création d’auteurs que j’estime et admire, mais aussi parce que je suis entouré d’une équipe compétente et engagée dans chacun de nos projets. Ce qui me manque parfois, ce seraient des moments calmes pour écrire et m’exprimer plus personnellement. J’accepte parfois de rédiger des articles – je contribue ponctuellement à la revue Schnock. J’ai quand même réussi à mettre à jour mes ouvrages consacrés à Van Melkebeke, Hergé et Brigitte Fontaine, réédités récemment sous une nouvelle mouture. Il est possible que je me penche à nouveau sur l’œuvre de Manchette, car la lecture de ses Correspondances m’a stimulé au point d’approfondir la réflexion du livre que j’avais publié jadis chez Séguier. Mais je dois avouer que le fait de me concentrer sur l’œuvre en cours des auteurs avec lesquels j’ai la grande chance de pouvoir travailler me comble vraiment et mobilise pleinement mon esprit. Je savoure ce privilège sans rien regretter !

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