Rencontre avec l’illustrateur Vincent Mathy, qui revient avec nous sur son parcours qui l’a mené de la bande dessinée aux albums illustrés, en passant par le théâtre ou la création d’expositions et d’aires de jeux.
Je sors tout juste d’un cours de bande dessinée que je donne à quelques étudiants. J’ai su que tu enseignes aussi.
J’ai été prof d’illustration pendant un temps. J’ai ensuite perdu le job. J’enseigne aujourd’hui la bande dessinée.
La bande dessinée que tu ne pratiques plus…
C’est vrai que je n’en fais plus vraiment, mais j’en lis beaucoup et ça reste central pour moi. Je ne suis d’ailleurs pas contre le fait d’en refaire un jour. Si j’en fais moins, c’est aussi pour des raisons économiques. Faire de la bande dessinée est devenu difficile.
Tu me parles à partir de ton atelier ?
Non, je suis à la campagne.
J’avais vu une photo de ton atelier sur Instagram : il donnait envie. À la fois très chargé en objets et livres et très ordonné.
Je suis un accumulateur. Depuis mes dix-huit ans, j’ai accumulé énormément de livres. Quand on a plaisir à s’immerger dans l’image, c’est un territoire sans fin. Il y a toujours de nouvelles choses à découvrir.

Ça te fait du bien, pendant que tu travailles, d’être entouré par tout ça ?
Il m’est arrivé de me demander si toutes ces références n’allaient pas m’écraser. Mais je me suis libéré de ça. Aujourd’hui je suis content d’être prof, puisque ça me permet d’utiliser toute cette matière. Je passe parfois une demi-heure devant ma bibliothèque à réfléchir à la manière dont je vais structurer mon cours et avec l’appui de quelle référence.
Tu es quotidiennement dans ton atelier ?
Pratiquement, oui. Mon atelier est une petite maison que j’ai achetée à Liège. Au rez-de-chaussée, j’ai aménagé un atelier d’impression. J’ai une machine Riso. L’étage est l’endroit où je dessine. J’ai aussi l’idée de fabriquer des objets, et concevoir des jouets de temps en temps.
Tu l’as déjà fait, non ?
Un petit peu, mais j’aimerais le faire plus. Je travaille aussi dans le théâtre, depuis un an ou deux. On m’a proposé de concevoir des décors. Ça me plait bien. J’adore le livre, mais avoir une vie remplie du livres est questionnant, à l’heure actuelle. Tout bouge, tout est en mouvement. Et puis j’aime le design, ça fait tout à fait partie de mes centres d’intérêt.
Le travail en équipe te met à l’aise ? On n’est pas toujours habitué à travailler en équipe lorsqu’on est dessinateur.
Oui, j’aime ça. Mais c’était déjà le cas dans mon travail de bande dessinée. Sur Ludo, nous étions déjà trois et les idées fusaient de part et d’autre. Il y avait cette idée d’être en équipe au service de la série. Ce goût-là, je l’avais déjà.

J’ai longtemps été intrigué quant à ton état d’esprit sur Ludo, puisque contrairement à Pierre Bailly qui dessinait les aventures du personnage principal, qui formaient une véritable continuité, tu étais pour ta part en charge du dessin des aventures de l’inspecteur Castar, qui n’étaient présentées qu’en bribes, avec une continuité moins évidente. Était-ce déstabilisant ?
J’ai pris ça comme un exercice de style. Mes pages étaient là pour mettre en valeur la trame du personnage principal que dessinait Pierre. Il a été question, avec Pierre et Denis Lapière que Castar puisse exister individuellement de la série, et vive ses propres aventures complètes. Mais ça ne m’intéressait pas du tout. Je ne vois pas l’intérêt de faire des histoires de Castar si elles ne sont pas imbriquées dans celles de Ludo. J’ai toujours pensé en termes de projet global. J’étais jeune, je n’avais pas fait de BD au long cours : les pages de Castar m’ont permis de me familiariser gentiment avec ça. C’était aussi une très belle récréation. Durant cette période, j’ai assez vite alterné illustration et bande dessinée. Ce sont pour moi deux temps de création très différents. Enchaîner les deux était assez oxygénant. Cette alternance me manque aujourd’hui.
Quel type d’illustrations faisais-tu du temps de Ludo ?
J’ai démarré de façon très classique, en constituant un book et en allant sonner à la porte de Bayard. J’ai commencé à travailler dans les revues. Cela dit, c’était une époque où la bande dessinée était très mal vue par le monde de l’édition jeunesse. Je débarquais avec un book essentiellement constitué de bande dessinées, qui étaient mes premières publications. Lorsque c’était le cas, on te refermait bien souvent le book devant le nez.
Comment expliques-tu ça ?
Je pense que le monde de la littérature jeunesse s’était alors un peu construit « contre » la bande dessinée. Les références des personnes travaillant dans la jeunesse se situaient dans la littérature et la peinture. Pas dans les arts graphiques. Ça a beaucoup changé aujourd’hui, la tendance s’est même inversée. Je crois que beaucoup d’illustrateurs jeunesse rêvaient secrètement de faire de la bande dessinée, mais ce n’était jamais dit. Quant au contexte du monde de la bande dessinée lorsque nous avons proposé Ludo : la bande dessinée jeunesse était quasi-inexistante. Dans le sens où il n’y avait aucun véritable questionnement spécifique sur l’enfant. On pensait plutôt en termes de « bande dessinée grand public ». Les deux mondes étaient en tous cas très imperméables. Les grands éditeurs de bande dessinée qui voulaient faire de la jeunesse n’avaient aucune référence dans le livre illustré, ils ne connaissaient pas Ungerer. C’était une situation étonnante.
Tu situes donc Ludo dans une catégorie spécifiquement « jeunesse », plutôt que « grand public ».
L’intention était de nous adresser spécifiquement aux enfants. Nous avions en face de nous des éditeurs pour qui cette idée paraissait très étrange. On avait créé un supplément à Spirou autour de la série, et commandé de courts récits à des auteurs. Même situation : dès lors qu’on demandait des planches pour les enfants, le reflexe était de faire du Walt Disney, plutôt que d’essayer d’adapter au lectorat enfant leur discours d’auteur, présent dans leurs bandes dessinées plus adultes. D’une certaine manière, ils rabaissaient leur travail. Il y avait à cette époque un travail énorme à faire à ce niveau-là.
Je rebondis sur ce que tu dis pour te demander, justement, ce que tu lisais lorsque tu étais toi-même enfant.
Je lisais Tintin. Pour l’anecdote : lorsque j’avais 14-15 ans, il y avait un moyen, lorsque je revenais chez moi, de ne pas marcher sous la pluie et c’était de traverser une bibliothèque, dans le centre de la ville. Passant par cette bibliothèque, je suis tombé sur les premiers albums de la collection « Romans (À Suivre) » : Munoz, Tardi, Forest. Munoz et Sampayo en particulier m’ont ouvert une porte vers des discours d’adultes, des univers incroyables avec un graphisme fascinant. Quelque chose s’est produit à ce moment-là. À partir de ce moment, il devenait de plus en plus clair que je voulais faire de la bande dessinée. J’ai fait des stages, l’été, où je rencontrais des gens comme Hermann, Berthet, Cossu, Dany, qui venaient nous écoler.
Quel était le cadre de ces rencontres .?
C’était un dessinateur qui travaillait dans le journal Tintin, mais dont le nom m’échappe, qui organisait ces stages. C’est au même moment que j’ai découvert les Cahiers de la bande dessinée. Tout ça développe la culture. J’ai par contre réellement découvert le monde de Spirou à vingt ans.
Tu découvrais donc à un jeune âge des auteurs comme Munoz et Sampayo, résolument adultes. Ce décalage faisait-il que tu intellectualisais tes lectures ?
Je ne saurais pas dire quel a été le déclic qui a fait que j’ai ouvert leurs livres. Mais ce n’était pas intellectualisé, non. C’était vraiment de l’ordre du plaisir. C’est vrai que lorsqu’on présente Munoz a des lecteurs, beaucoup ont du mal à le lire. Il y a quelque chose d’ardu dans son travail. Mais je ne l’ai pour ma part jamais ressenti comme ça. J’étais très attiré par tous ces récits un peu noirs, de Munoz et Sampayo, mais aussi de Cossu ou Bézian.
As-tu grandi dans un environnement qui t’encourageait dans ce goût pour la BD ?
Je crois qu’au contraire, j’ai choisi ce territoire-là parce que mes parents l’ignoraient.
Au moment de choisir tes études, y’a-t-il eu hésitation ?
De mon côté, aucune hésitation. J’avais découvert le Neuvième Rêve et les gens qui y participaient. J’avais une réelle envie d’aller à Bruxelles. Il y avait un examen d’entrée qui durait une semaine entière et c’était parfaitement gai de se retrouver au milieu de tant de gens qui voulaient faire la même chose que moi. Je finissais par me marrer tellement avec eux que je ne faisais qu’un exercice sur les trois que je devais faire dans la journée. J’ai tout de même réussi l’examen, sans doute parce que je venais avec toutes les références que j’avais accumulées. Les profs ont bien vu que ça allait fonctionner.
As-tu senti que les goûts des étudiants de ta classe étaient assez polarisés ? Des groupes portés par des inspirations très différentes ?
Je n’ai jamais eu de mal à dialoguer avec tous les courants puisque j’ai toujours eu un spectre de goûts assez large. Il y avait effectivement à Saint Luc un discours qui poussait vers de la BD qu’on pourrait qualifier de Frémokienne. Un courant qui allait exploser les codes. Mais tout ça était aussi accompagné d’une démarche très scolaire. La confrontation entre les deux esprits était intéressante. Je me suis bien retrouvé dans ce mélange. Je ne l’ai pas ressenti comme une lutte.
Tu t’es lancé dans l’aventure Ludo assez rapidement après tes études ?
Oui, c’était deux ou trois ans après.
À quoi ressemblaient ces deux ou trois ans ?
J’ai travaillé dans une maison de jeunes dans laquelle je m’occupais d’un atelier créatif. Je dessinais tous les jours. J’avais encore beaucoup de lacunes. Je passais des jours à faire des têtes, des expressions, des attitudes. Sur les premières versions de l’inspecteur Castar, j’ai refait trois ou quatre fois chaque page, par besoin de caler les choses. J’étais encore en maturation.

Après avoir été attiré par des graphismes comme celui de Munoz ou Cossu, te voilà avec Ludo dans un registre de ligne claire.
Ce que j’ai oublié de te raconter plus tôt, c’est la découverte, adolescent, du travail d’Ever Meulen, dans un café sur les murs duquel étaient affichés plusieurs de ses posters. Les images d’Ever Meulen ont aussi été pour moi un lieu de passage.
Saurais-tu mettre des mots là-dessus ? Qu’est-ce qui t’a marqué dans ses dessins ?
Il avait assimilé un code, et il y mêlait aussi de la typographie de manière très séduisante. À l’époque, on en voyait partout. Il faisait de la pub pour des chaussures, des génériques pour la télé. Son travail nous entourait. J’ai ressenti qu’on pouvait faire un lien entre le travail d’Ever Meulen et de Saul Steinberg. Chez Ever Meulen, il y a en permanence un questionnement sur l’image. Il y a un métalangage dans chacun de ses dessins. Prendre conscience de ça ouvrait une porte.
Je te propose, puisque nous l’avons déjà évoqué plusieurs fois sans ouvrir réellement le sujet, d’entrer maintenant de plein pied dans l’aventure Ludo. Te souviens-tu de la première fois que l’idée de la série a été évoqué ?
Pierre Bailly était sorti une année avant moi de ses études. On s’était fait la promesse de faire un jour un projet ensemble. Durant les années Saint-Luc, on avait monté une petite maison d’édition. On y avait sorti deux ou trois choses. On avait aussi fait deux ou trois expos dans des festivals. Le dialogue était permanent entre nous. On se retrouvait dans le fait d’être à la fois fans de choses assez pointues et de choses beaucoup plus grand public, avec l’idée et l’envie de vouloir jouer avec les codes de l’intérieur plutôt que de tout renverser. Par un heureux hasard le projet Ludo est arrivé à nous par Denis Lapière. D’autres dessinateurs avaient fait des tests. Nous n’étions pas les premiers, mais dans la version initiale, le récit devait se dérouler en Amérique, avec au lieu de l’inspecteur Castar un super-héros. Ni Pierre ni moi n’avions envie de ça. On voulait resituer les aventures dans un contexte européen.
Pierre Bailly, me parlant de vos deux manières de dessiner sur la série, rapprochait ton travail de celui de Chaland.
Chaland m’intéresse jusqu’à un certain point. Il y a deux ou trois livres de lui que j’aime beaucoup. Pas forcément l’intégralité de son travail. Mais il y a aussi Frank Legall qui comme Chaland a été une sorte de modernisateur. Ils prennent une tradition et lui font franchir une marche. Il y a chez Chaland le même souci qu’Ever Meulen d’être dans le métalangage. Moins chez Legall.
Legall est plus au premier degré.
Voilà. Un autre dessinateur qui m’a beaucoup influencé pour Castar est Tilleux, dont j’aime beaucoup la mise en scène. J’ai d’ailleurs plus d’attirance pour Tilleux que pour Franquin. Franquin (et on retrouve aussi ça chez Chaland) a un besoin de perfection de l’ordre de l’inhumain, qui m’attire moins, même si au fond j’ai parfois ça dans mon travail : l’idée d’aller à la limite de quelque chose. Mais il y a un sentiment de « too much ».
Sauf que de ton côté, tu vas à la limite des choses avec une économie de moyens, avec de la retenue. Franquin c’est le contraire.
Oui. Alors que Tilleux est beaucoup plus concentré sur la mise en scène.
En parallèle de Ludo, tu travailles donc pour Bayard.
Oui. Ce qui est drôle est que pour un certain temps, lorsque je présentais mon book chez les éditeurs jeunesse, on me disait « Ça c’est bien pour les revues, mais pas pour les albums ». Et puis un jour, ça devient aussi pour les albums, sans qu’on ne comprenne bien pourquoi (rire). À partir de là, les commandes arrivent. J’ai fait mon petit bonhomme de chemin du côté de l’édition jeunesse. Puis j’ai rencontré un agent, qui m’a amené à travailler dans la pub et la communication. Tout cela co-existait assez bien. C’étaient des années d’écolage. Dernièrement, je relisais une revue de graphisme des années 50, dans laquelle il était question d’un « jeune affichiste ». C’était Savignac, qui devait avoir cinquante ans à l’époque. La phase de maturation du travail n’est plus du tout la même aujourd’hui. Mais je me sens à ce niveau-là de la vieille école : j’ai besoin d’un temps long de maturation. Ça me plait.
À propos de maturation, saurais-tu mettre des mots sur ce qui a changé, par exemple, entre le premier album de Ludo et le dernier ?
Je pense qu’il faut une forme d’humilité totale pour laisser des pages comme celles du premier album qui sont aussi maladroites. Mais c’est le seul moyen de démarrer. La peur de lâcher des pages « maladroites » en a bloqué plus d’un.
Mais à l’époque de ce premier album, tu le ressentais comme ça ? Ou est-ce un jugement que tu portes à posteriori, aujourd’hui ?
Non, effectivement, je faisais de mon mieux : je ne le ressentais donc pas comme ça à l’époque. Il me fallait beaucoup d’étapes pour arriver au résultat final. Je travaillais en atelier avec Pierre Bailly, Ralph Meyer et Bruno Gazzotti. Bien que l’univers de Bruno soit diamétralement opposé au mien, je regardais sa manière de travailler. Il crayonnait ses pages puis, avec du papier collant, il retirait le gras du crayon, si bien qu’il n’en restait qu’une trace infime. Il restait donc beaucoup de place pour la spontanéité au moment de l’encrage. J’ai opté pour ça, au fur et à mesure.
Cela dit, les planches de l’inspecteur Castar restent dessinées avec beaucoup de construction.
C’est dû aussi au fait que je sois très intéressé par le « non-geste ». Ce qui peut sembler contradictoire par rapport à l’idée de spontanéité. Les dessinateurs qui ne posent pas le geste au centre de leur dessin m’intéressent. Cette sorte de distance. Je pense à des dessinateurs comme Dick Bruna, par exemple. Mais oui, effectivement, partir d’un goût pour Munoz pour en arriver là peut paraître étonnant. Par rapport à l’absence de geste : je trouve que beaucoup de dessinateurs ont un peu vieilli, notamment dans la ligne claire, à cause des pleins et des déliés.
Saurais-tu me dire plus précisément ce que, pour toi, le « non-geste » apporte, et qu’un dessin plus porté vers le geste ne permet pas ?
C’est presque de l’ordre de l’humour anglais. Une retenue dans la forme tout en étant impliqué. Ça retire toute forme de démonstration. Je suis intéressé par les dessinateurs qui ne sont pas dans la démonstration. Je me suis volontairement éloigné de ça. Mais pour revenir à Munoz et nuancer mon propos : je ne pense pas qu’il soit dans la démonstration. Il propose un univers qui lui appartient, qui est tout en sincérité plutôt qu’en démonstration. D’autres le sont, et le résultat est que je me sens à distance, comme si je n’avais pas de place dans leur dessin. La question se pose alors de comment générer l’émotion chez le lecteur et je ne pense pas que ce soit toujours dans une représentation très précise des choses. Parfois une représentation très synthétique mais comprise permet de faire passer beaucoup.
Une représentation synthétique qui pourrait aller jusqu’au code ?
Par rapport au code, je pense à Otl Aicher, qui a réalisé les pictogrammes des Jeux Olympiques de Munich, mais qui a aussi fait toute une série d’images de nature dans des régions d’Allemagne. Et lorsque je vois ces images, qui sont quasiment de l’ordre du code, je peux voir la compréhension qu’il a eu des choses et elle m’intéresse. C’est subjectif mais c’est ce qui m’intéresse en ce moment.
Tu arrêtes la bande dessinée lorsque Ludo prend fin ?
J’avais travaillé sur des pages d’un projet qui s’intitulait GusGus avec Christian Durieux. Puis le projet a trainé et je m’en suis détaché. C’était à l’époque où les collections Puceron et Punaise avaient été lancées et le projet était prévu dans ce cadre. Il a finalement été fait par quelqu’un d’autre.
Tu n’as donc plus publié de bande dessinée après Ludo.
Non. J’ai découvert la littérature jeunesse. Je suis un amoureux de l’imprimé, et je trouve qu’au fond, l’objet livre, en bande dessinée, est assez pauvre, malgré le fait que les outils de production aient largement évolué.
C’est sans doute lié au fait que l’intérêt de la bande dessinée réside dans le temps long de la lecture, la forme pouvant donc être neutre. Alors qu’en livre illustrés jeunesse, il y a de la place pour que la fabrication du livre soit partie intégrante de l’expérience.
Je suis d’accord. Mais je me dis tout de même qu’il pourrait y avoir en bande dessinée, plus souvent, une réflexion autour de la forme du livre. Elle existe dans quelques projets. Je pense à certains ouvrages de Joe Sacco ou Chris Ware. Mais ça reste très marginal.
Es-tu toujours un grand lecteur de bande dessinée ?
Oui, énormément. Mais pour revenir au fait que je n’en fais plus, il faut se rendre compte que le temps que prend la réalisation d’une bande dessinée est démesuré par rapport au temps de vie d’un album en librairie. On a vécu ça avec Ludo. Lorsqu’on a démarré la série, il y avait 600 nouveautés par an. Lorsqu’on l’a terminée, c’était passé à 5000. Ce n’était plus le même monde. Je suis impressionné par tous ces gens qui continuent à faire de la bande dessinée, mais je trouve que c’est vraiment difficile.
Écris-tu ?
Très peu. Avec beaucoup de difficulté. Ce n’est pas ma force.
Lorsque tu te lances pour de bon dans l’illustration jeunesse, es-tu déjà porté vers les formes régulières qui caractérisent ton travail aujourd’hui ?
Oui. Ça a toujours été le fil conducteur depuis le départ. Aller vers la simplification, la synthèse. Je me souviens d’un petit texte que Thierry Bellefroid avait écrit sur mon travail dans lequel il pointait déjà ça du doigt : que chaque geste, chaque présence graphique sur la page est justifiée. Il y a un travail d’écrémage qui s’installe petit à petit, depuis le début. Je sors aujourd’hui un livre qui s’intitule Couché, dont les dessins se rapprochent du pictogramme. Mais le suivant, qui met en scène un chat qui se prend pour un lion, a un tout autre système graphique. Ce qui m’intéresse finalement est de trouver un système graphique pour chaque récit. Dans cette nouvelle histoire, le chat mange d’autres animaux : il y a donc un enjeu de violence tout en étant un livre jeunesse, et toute la question est de savoir comment, graphiquement, représenter ces choses. J’espère que les choix que je fais sont pertinents.
Quels mots mettrais-tu pour différencier le monde de l’édition jeunesse et le monde de l’édition de bande dessinée ?
Le monde éditorial de la jeunesse est très vaste et a beaucoup changé au fil des ans. Je m’en rends compte dans les cours de BD que je donne. Il y a beaucoup plus d’étudiantes filles. À l’époque de Ludo, le monde de la bande dessinée était très majoritairement masculin et le monde de la jeunesse majoritairement féminin. Je crois que le monde de la littérature jeunesse a eu besoin de (je mets des guillemets et j’exagère) « testostérone » et le monde de la BD avait besoin de ces visions féminines. Par contre dans la littérature jeunesse, au niveau éditorial, les interlocuteurs restent très largement des interlocutrices. Qui ont une vision de l’enfance qui est peut-être parfois différente de celle des hommes. Elles sont souvent dans l’idée de la protection de l’enfance. Sur cette question, la force de quelqu’un comme Ungerer est au contraire de ne pas être dans la protection.
Dans la démarche d’écrémage, de synthèse, dont tu parlais : sens-tu que tu as « trouvé quelque chose », que tu es arrivé à une forme de stabilité ? Ou te sens-tu toujours en recherche ?
On peut toujours aller plus loin. Mais la question est de savoir comment rester sur le fil de la représentation. Parce qu’aller vers de l’abstrait total m’intéresse peu. Aussi peu que l’extrême opposé : l’hyper-représentation. Ce qui m’intéresse est de jouer sur cet équilibre entre les deux.
Es-tu souvent au contact d’enfants ?
Oui. Je fais pas mal d’ateliers. Ça me permet de casser avec eux cette idée préconçue que dessiner se fait forcément avec un crayon. Il y a énormément d’outils différents. J’avais fait un atelier avec des normographes, ces plaques en plastique troués de ronds de toutes les tailles : le plus étonnant est que les enfants ont réussi, à partir de cet outil à produire des choses qui s’éloignent tout à fait de la géométrie. Ils ont une capacité à faire des pas de côté, à décaler les choses. Une de mes grandes passions est la notion de jeu : développer des outils différents et jouer avec. Certains dessinateurs inventent leurs propres outils pour sortir du système habituel.
À qui penses-tu par exemple et à quels genres d’outils ?
Je pense à des gens qui créent des catalogues de formes et jouent avec. Ils définissent donc une sorte d’alphabet de formes. On retrouve ça, par exemple, chez Paul Cox, Karl Nawrot ou Aurélien Débat.
Travailles-tu parfois à l’ordinateur ?
Oui je travaille sur ordinateur, mais toujours à partir de choses que j’ai d’abord réalisées sur papier. Je ne dessine pas en direct avec le stylet. Je me rends compte tout de même que, le temps passant, j’ai de plus en plus de mal à travailler sur ordinateur. Mais c’est une difficulté physique : j’ai mal aux mains. Revenir au papier me plait bien.
Peut-on parler de ton expérience autour du théâtre. Est-ce toi qui l’a initiée ? Est-on venu à toi ?
Ce sont des relations qui se mettent en place. J’ai d’abord travaillé avec un copain qui fait de la musique : on a travaillé ensemble les décors de ses spectacles. Puis une compagnie de théâtre française a vu un de mes projets de livres, entièrement réalisé à partir de quatre formes géométriques (le livre n’est pas encore édité, on a encore des problèmes pour trouver la façon de le produire). Ils avaient envie de développer le jeu des acteurs à partir d’un jeu graphique. On a donc eu une réflexion sur la manière d’utiliser le graphisme en trois dimensions. C’est passionnant. J’ai découvert combien, dans le théâtre, les temps de création sont très étendus. On se voit, puis six mois passent sans se revoir, avant une nouvelle semaine de rencontres etc… Cette manière de travailler me plait beaucoup et est très enrichissante. On est donc partis sur ces formes synthétiques, pour la scène. Mais dans la synthèse et dans la simplicité, il y a la notion du détail qui est très présente. On pourrait imaginer que les graphismes synthétiques évacuent justement les détails. Mais d’une certaine façon c’est le contraire. Il y a quelques années, par exemple, j’ai fait pas mal de céramique. Lorsqu’on réalise un simple vase, vient toujours le moment où il faut penser à la manière de réaliser le col du vase, comment il s’imbrique, comment il s’arrête. Il y aurait quarante mille façons de le faire.

Le spectacle a déjà été présenté ?
Les premières représentations ont eu lieu fin janvier. Ce qui est particulier, c’est que c’est un spectacle pour les bébés et les tout-petits. On a démarré avec une résidence d’une semaine dans une crèche. On a essayé de les faire reconnaître les formes, puisque parfois elles se combinent, créent des animaux… Ça marchait très bien. Beaucoup de choses ont émergé du jeu avec les enfants. Leur proposer quelque chose, jouer avec eux, mais être à la fois dans l’observation de ce qu’ils ont à proposer, des choses très primaires, nous a passionné. Un autre de mes grands centres d’intérêt est la représentation du corps. Déjà en bande dessiné, le corps et ses dynamiques est le vecteur premier de l’émotion. On vient souvent avec l’idée que c’est surtout l’expression du visage qui va d’abord générer l’émotion. Alors que le corps y participe à mon sens encore plus : parce que l’attitude du corps est souvent de l’ordre de l’inconscient.
Je suis en ce moment sur un projet autour d’une aire de jeu, avec la même compagnie de théâtre. Les deux projets sont d’ailleurs en lien de manière complémentaire. Je suis fasciné par la capacité des enfants à créer du jeu à partir des objets graphiques que je leur propose. Les enfants s’invitent dans un univers graphique, mais cette fois réellement, physiquement. L’enfant est dans un tel besoin de grandir qu’il va utiliser tout ce qu’il a sous la main pour expérimenter. Cette notion-là devrait à mon sens guider l’édition jeunesse. L’enfant prend sans hésiter la proposition qu’on lui fait. L’expérience peut ensuite lui plaire ou non, mais il n’y a pas de recul au début. D’ailleurs ils trouvent les points faibles de l’installation très rapidement. Ce qui fonctionne à moitié apparait tout de suite. Le monde de la jeunesse est un monde de propositions. Lorsque tu proposes des choses, l’adhésion ou non des enfants est claire et nette. Mais elle n’est pas liée à un discours intellectuel. Ça passe ou ça casse. C’est la notion de plaisir qui est en jeu. L’adulte va intellectualiser son plaisir. Lorsque l’enfant exprime ensuite ce qu’il a vécu, c’est toujours très intéressant. Les mots qui sortent sont inattendus. Ça me rappelle des rencontres en écoles autour de Ludo. Les enfants comprenaient instinctivement la différence entre les deux univers de Ludo et Castar, et avaient plein de choses à dire sur la série. Lorsque la discussion se faisait ensuite entre nous et les professeurs : rien. Les enseignants n’arrivaient pas à mettre de mots sur leur rapport aux images. Il y a un appauvrissement du langage par rapport aux images lorsqu’on devient adulte. On devient méfiant par rapport aux images, tout en étant aussi plus dépendants d’elles. Le marketing joue là-dessus.
As-tu des enfants ?
Oui.
Quel âge ont-ils ?
J’ai un fils de 17 ans.
Est-ce que les différents âges par lesquels est passé ton fils a influé sur tes envies, tes projets ?
Non, parce que je trouve beaucoup de discours adulte dans le monde du livre jeunesse. C’était justement l’erreur que faisaient les auteurs à qui on demandait des histoires pour Castar Magazine. Ils pensaient devoir travailler comme des enfants. J’ai horreur de ça. Je sens qu’il y a une force dans la littérature jeunesse qui permet de dépasser ça. Je ne crois pas non plus au fait de fixer précisément des âges cibles. C’est un peu le problème qu’on avait eu à la fin de Ludo, qui paraissait dans la collection Punaise. La maison d’édition avait décidé de mentionner des tranches d’âges. Une tranche d’âge tue littéralement un projet. Dès que l’enfant dépasse l’âge mentionné, il n’aura plus envie d’avoir l’album entre les mains. Je pense qu’un bon livre est un bon livre : l’âge du lecteur importe peu.
Mais certaines démarches peuvent exclure des tranches d’âge. Tu ne mettrais pas Munoz et Sampayo dans les mains d’un enfant de cinq ans.
Je ne sais pas. À vrai dire je ne sais pas si ça poserait vraiment problème. Je pense qu’il y a globalement une carence dans la relation à l’image, notamment dans l’éducation. Lorsque je tourne dans les écoles, je constate souvent que la relation des profs à l’image est faible. Ils maitrisent la grammaire du texte, mais moins la grammaire de l’image. Ils ont du mal à mettre des mots sur les images. J’aimerais écouter les mots qu’un enfant de cinq ans mettrait sur des images de Munoz.
Te sens-tu appartenir à une famille d’illustrateurs ?
Oui, clairement. J’ai une famille de gens avec laquelle je me sens en accord. Il y a quelques années, j’avais lancé un festival dans ma ville, autour du livre jeunesse (mais pas que), qui s’appelait Jungle. C’était l’occasion d’élargir la famille. On a été voir ce qui se passait en Norvège, ce qui se passait en Tchéquie, et on se rend compte que cette famille est énorme. La force de ce métier est justement d’avoir cette famille. Elle est importante. J’ai réellement découvert mes pairs.

Lorsque tu réalises des images basées sur des formes géométriques régulières, comme celles de Couché, passes-tu par l’étape du crayonné ? Ou le processus est différent, plus proche de l’assemblage ?
Ça dépend. Il y a quelque chose qui s’est passé dans mon parcours et qui m’a forgé. J’ai participé à une expo où le principe était de mettre en binôme deux illustrateurs, un belge et un français. Je travaillais pour ma part avec Delphine Durand. On devait fabriquer un meuble illustré. On s’est retrouvé pendant quinze jours à travailler sur le projet. Je n’étais pas très bricoleur : je n’en dormais pas, je ne savais pas comment j’allais me débrouiller, ça me semblait très compliqué. J’ai donc beaucoup préparé en amont. Puis je me suis retrouvé devant Delphine qui, elle, n’avait rien préparé du tout. Elle vivait l’expérience totalement au présent. J’ai adoré travailler avec elle et j’ai appris énormément en la regardant faire.

Lorsqu’on travaille comme moi avec des formes découpées en papiers, ce qu’on recherche finalement c’est une sorte de croyance. La croyance qu’à un moment, les formes sont à la bonne place : on ne sait pas toujours expliquer pourquoi, ça ne se verbalise pas obligatoirement. Je démarre avec quelque chose puis la croyance arrive, le sentiment que c’est la bonne place pour la bonne forme et qu’elle ne va plus bouger. À partir de cette forme, je sais qu’il faudra ensuite construire autour. Le processus, pour construire une image, est donc très éloignée des étapes habituelles de crayonné, d’affinage du crayonné, de l’encrage ou de la mise en couleur. J’ai donc généralement peu de crayonné. Il m’arrive par contre de prendre des notes de recherche avec des Posca. Mais, un peu comme un enfant qui n’a généralement pas une vision globale de l’image qu’il va faire avant de se lancer, j’aime commencer quelque part et compléter ensuite. C’est assez jouissif comme processus.
Est-ce que ça t’importe qu’une fois imprimées, tes images apparaissent clairement comme étant du papier découpé ?
Beaucoup de gens pourraient croire que ces images sont faites sur Adobe Illustrator. Je pense que laisser la trace du découpage, du collage, amène de la chaleur. Je choisis par exemple des papiers avec des matières pour certaines raisons, même si ce n’est pas ce qui fait principalement la force d’une image.
Quels sont tes prochains chantiers, tes prochains terrains d’exploration ?
Parmi les explorations personnelles, il y a notamment la machine Riso que je me suis procurée. Je m’intéresse aussi (encore plus) à l’objet livre. J’achète beaucoup de publications comme les catalogues du Stedelijk Museum mis en page par Wim Crouwel, Peter Brattinga ou Jurriaan Schrofer qui proposent des choses autour de l’articulation du livre, de l’objet imprimé. Réfléchir au livre et à ses formes, plus que je ne l’ai déjà fait, fait partie de mes gros chantiers pour la suite.
Le numérique te tente ? On pourrait assez naturellement imaginer des applications pour tablettes basées sur tes images.
Oui, il y a une adaptation d’un de mes livres qui se fait en numérique. Mais je dois dire que ça ne me procure pas beaucoup d’émotion. Par contre, ça pourrait m’intéresser de penser un projet spécifiquement pour l’objet numérique. Il faudrait trouver les bons interlocuteurs pour ça. Mais je reste avant tout un amoureux de l’imprimé.
Tu évoquais la possibilité d’un jour revenir à la bande dessinée. Si l’occasion se présente un jour, penses-tu que ce serait avec une approche très différente que celle qui était la tienne du temps de Ludo ?
J’aime beaucoup le courant de bande dessinée proche de l’abstraction, qu’on trouve dans des fanzines d’Alexis Beauclair, de Sammy Stein ou de José Quintanar. Ça c’est pour les expérimentateurs. Sinon, les BD qui m’intéressent le plus sont très portées vers un véritable flux narratif : je lis beaucoup de mangas. Je suis très fan de Tezuka. Mais je lis aussi des mangas d’horreur comme L’école emportée ou Panorama de l’enfer. J’aime tout ce qu’édite les éditions Le Lézar noir.
Saurais-tu mettre des mots sur les raisons qui te font apprécier ces mangas ?
Il y a une capacité dans les mangas à travailler sur les limites. Lorsqu’on a lu 30 pages d’un manga, énormément de choses se sont déjà passés. Il reste 250 pages et à ce rythme le lecteur s’engage dans un univers sans savoir où il va être emmené. Ce sentiment existe peu dans la BD européenne.
J’imagine que beaucoup d’auteurs de manga avancent dans leur récit sans savoir non plus où il les mènera à long terme. Il y a peut-être une décontraction par rapport à ça, plus qu’en Europe. Est-ce tu es au contraire un auteur qui organise beaucoup la narration en amont, et qui, contrairement au rythme de production des mangas, aime prendre du temps sur chaque projet ?
Oui et non. Prenons le projet Couché. Le projet a démarré il y a trois ans lorsqu’un festival de graphisme me demande de créer un drapeau. Je n’avais pas envie de faire un drapeau revendicateur. J’y ai donc inclus un personnage couché, tout en reprenant en les réinterprétant les codes graphiques qu’on retrouve dans les drapeaux : un rond, des horizontales…
Pendant le mois qui a suivi, je me levais chaque matin avec de nouvelles idées d’images sur ce thème. Je me suis pris au jeu, de manière très peu planifiée, et une cinquantaine d’images en sont sorties, sans que je ne sache bien ce que ça allait devenir. J’ai mis une bonne année avant de trouver la forme que pourrait avoir un livre autour de ces images, pour que ça fasse sens. J’ai pensé que je pourrais en faire un imagier avec l’idée d’associer à chaque personnage un lieu. Le dialogue entre le personnage et le lieu ouvre un espace dans lequel le lecteur peut prendre une place. La finition a ensuite été une étape importante sur ce livre : avec l’éditeur, on a fait plusieurs versions du chemin de fer. À chacune de ces étapes, il y a le doute sur la finalité et si le résultat sera ou non un bon livre. En chemin, beaucoup d’images que j’aimais bien ont été mises de côté, parce qu’elles ne pouvaient pas s’intégrer au fil directeur du livre. Ce qui est passionnant dans ce type de projet est de partir d’une envie, d’une conviction, d’un jeu, et d’affiner ce jeu au fur et à mesure, jusqu’à faire un objet. Il se peut qu’un jour, je sente qu’une série d’images que j’ai faites pourraient devenir une application. L’évidence viendra en chemin.

As-tu déjà travaillé en noir et blanc ?
Oui, j’ai fait beaucoup de choses en noir et blanc dernièrement. L’idée est d’en faire une série de Fanzines.
Avec ta Riso.
Oui, entre autres. Je retravaille au trait, dernièrement, par exemple. Au fond, tout oxygène tout, tout se complémente.
Voir aussi:
L’interview de Pierre Bailly.